CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Malgré sa désinence en « isme », le mot « terrorisme » ne renvoie pas à un corpus de croyances. Il devrait se définir plus facilement que bouddhisme, marxisme, nationalisme, ou autres systèmes d’idées, puisqu’il se manifeste par des actes. Or c’est tout le contraire. Nul consensus, même chez les juristes, sur sa nature [1]. Ce qui est terrorisme pour les Occidentaux est considéré par des millions de gens comme légitime défense face à une violence d’État (celle qui s’arroge le droit de dire quelle violence ou quel combattant est légitime). L’argument est bien connu : « Vos héros et résistants n’étaient-ils pas hier condamnés comme terroristes ?

Pascal Aef Goetgheluck, Dégâts causés par une bombe dans une villa en Corse

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Pascal Aef Goetgheluck, Dégâts causés par une bombe dans une villa en Corse

© Getty Image bank.

2Une bombe dans une voiture est terroriste et criminelle, mais militaire et légitime si elle tombe d’un B 52 ? Les victimes de Hiroshima étaient-elles moins innocentes que celles des Twin Towers ? »

3Qu’est-ce donc que cette guerre sans armées ? Ce mode d’expression qui répand la violence pour propager la foi ? Quel rapport entre les exemples qu’on en donne : sicaires de la Bible, hommes-léopards d’Afrique, Ku-kluxklan, démons à la Dostoïevski, brigadistes marxistes, islamistes d’Al Qaïda [2] ? Quel lien entre ses formes : basses œuvres et haute stratégie, banditisme et mysticisme, tyrannicide et massacre gratuit, résistance minoritaire et subversion de masse ? Entre ses buts, religieux, politiques, nationaux, intéressés ? Dans leur livre Political Terrorism, Schmid et Jongman [3] en recensent 109 définitions. Toutes divergent lorsqu’il s’agit d’identifier les acteurs (les organisations terroristes et leurs raisons), les actes (porteurs à la fois de destruction et de signification) et les buts (la terreur, cet « état psychique » que-cherche à répandre le terroriste) [4].

Contagion de la force et force de la contagion

4Il y a quelques raisons à cette confusion. D’abord historiques. Au commencement, le terrorisme est la diffusion dans toutes les provinces de la Terreur de 1793 née à Paris. C’est un système établi par les détenteurs du pouvoir afin de paralyser par une peur inouïe, au sens strict, toute velléité contre-révolutionnaire. Il se justifie par les circonstances exceptionnelles : la conjonction de la guerre externe et de la révolution interne. Pour Robespierre, « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire dans la Révolution est à la fois la vertu et la terreur… ». C’est le raisonnement que reprend Trotsky dans « Terrorisme et Révolution » : le terrorisme révolutionnaire contre des forces qui veulent terroriser la Révolution [5]. En règle générale, le terrorisme se présente comme riposte à une terreur antérieure : despotisme ou occupation.

5Le sens du mot « terrorisme » se retourne. Il devient une violence subversive, ou, du moins, menée par des groupes clandestins et contre l’État. C’est la violence du faible et non plus du fort. Un terrorisme qui impose (il impose la terreur à la population que l’on contrôle) est devenu un terrorisme qui s’oppose, destiné à renverser un ordre ou libérer un territoire. C’est ce second sens qui l’a emporté dans l’usage courant.

6En France, cette question est quelque peu parasitée, vers la fin du XIXe siècle, par l’amalgame entre terrorisme, anarchisme et nihilisme. Ainsi, dans les fameuses lois scélérates, ce sont les « menées anarchistes » (donc des idées, un dessein de détruire la société) qui sont réprimées [6]. À présent, les dictionnaires autorisent à parler de terrorisme soit pour se référer à un régime de Terreur, soit pour l’action violente de groupes clandestins à motivations idéologiques [7].

7La première acception tend à rendre terrorisme indiscernable de répression, tyrannie ou totalitarisme. La seconde se prête à toutes les interprétations idéologiques. D’autant que le premier terrorisme aime à prendre le masque du second. Les États terroristes sont souvent ceux qui « terrorisent », chez eux, par l’intermédiaire de milices « privées », et, hors de leurs frontières en manipulant ou subventionnant des groupes qui se disent « autonomes ».

8À ces ambiguïtés des rapports du terrorisme et de l’État, s’en ajoutent d’autres, idéologico-juridiques. Elles sont liées, cette fois, à la dénonciation ou à la répression du terrorisme comme crime exceptionnel. Ainsi certains juristes veulent en faire un équivalent en temps de paix du crime de guerre Il serait caractérisé par des attaques délibérées contre des civils, la prise d’otages ou l’exécution de prisonniers. Le terroriste évoque d’un côté la vieille figure du pirate (considéré par le vieux droit des gens comme « ennemi du genre humain », tant ses crimes sont cruels et tant leur répression exige de moyens exceptionnels). Mais il n’est pas sans rappeler aussi le partisan, ce combattant sans uniforme, ni légitimité étatique, qui mène une guerre hors des lois de la guerre. Encore ces approximations dissimulent-elles l’essentiel : le terrorisme veut d’abord signifier et persuader.

9Le terrorisme est donc la violence de l’autre, celle que l’on condamne. Mais quand il faut en définir objectivement les éléments, le consensus s’efface.

  • Les auteurs ? Pour être terroriste, faut-il être une organisation, ou peut on être solitaire ? Tel un régicide ? Un Unabomber ? Leurs motivations ? Est-ce la voie des sans voix, la traduction d’un état de contrainte ou bien un choix délibéré et antidémocratique, politique ou criminel ? Où passe la frontière qui sépare le terrorisme, d’une part du crime en bande organisée et, d’autre part, de la juste résistance ? Le droit français considère, pour qu’il y ait terrorisme, qu’il faut, outre des actes par nature criminels, un dessein de « porter gravement atteinte à l’ordre public ». Beaucoup tendent à absoudre le terrorisme quand il s’en prend à un régime non démocratique ou lutte pour la libération nationale. Même les Américains distinguent les bons freedom fighters des mauvais terroristes. Bref, la notion des motivations du terrorisme est tout sauf éclairante.
  • La gravité des actes, généralement. Des attentats ? Quelle frontière entre la revendication violente ou la contestation active et le vrai terrorisme ? Où passe la ligne rouge : quelque part entre « démonter » un Mac Donald de vive force et de jour ou le faire sauter la nuit ? Entre une violence trop bénigne pour être terroriste, et une autre trop organisée pour ne pas être légitime ? La violence contre les choses ou les esprits ne pose pas moins de questions : hier un projet de convention de la SDN classait acte terroriste la distribution d’images pornographiques [8]. D’autres parlent d’un cyberterrorisme qui pourtant ne tue personne.
Enfin et surtout, comment définir la victime « innocente » du terrorisme : le passant, le particulier qui n’a rien à voir avec l’appareil d’État ou les forces de répression, le civil, le non-combattant, le soldat qui n’a pas ses armes à la main [9] ?

10- Les objectifs psychologiques ? Comment définir cette « terreur » que veulent produire les acteurs, sans tomber dans la tautologie : le terrorisme terrorise, ou le moralisme : le terrorisme, c’est le crime ? Quel mélange de menace, de démoralisation, de pur et simple effroi mais aussi d’encouragement à la révolte vise l’acte terroriste ? Pour répondre, les juristes américains recourent à des formules embarrassées comme « chercher à influencer le public » (to influence an audience). Mais en ce moment, ne suis-je pas en train « d’influencer une audience » ?

11Bref, dans la trilogie acteurs, actes, objectifs (terroristes, terrorisme, terreur), chacun discute la frontière d’avec crime, guérilla, complot, révolte, émeute. Chacun distingue la bonne Cause, la bonne lutte et les bons adversaires.

Spectacle, sous-titre et générique

Soit l’hypothèse que le terrorisme est message : ledit message est tout sauf simple (surtout s’il est formulé explicitement en un texte, souvent bavard, accompagnant l’acte). Que doit-il « dire » en effet ? Idéalement, proclamer, désigner, réclamer et émaner. Proclamer ? Même l’attentat que l’on dit « gratuit » ou « absurde » prétend énoncer une thèse (le règne de Dieu est proche, les jours des puissants sont comptés, il faut faire la Révolution…). Désigner ? Le message ne s’adresse pas indistinctement à tous les destinataires : il y a ceux qui doivent en pâtir (les oppresseurs, les occupants…) et ceux qui doivent le reprendre à leur compte. Réclamer ? Discours pour faire (ou pour faire faire), le terrorisme exprime une demande directe (répondez à nos revendications) ou indirecte (montrez votre vrai visage). Le but est d’infliger à l’adversaire un dommage moralement insupportable, jusqu’à ce qu’il cède ou qu’il crée les conditions de sa propre perte (par une odieuse politique de répression, par exemple). Émaner ? Le terrorisme implique signature. S’il revendique, il se revendique aussi. Ceci se fait soit directement (une organisation qui proclame son droit d’auteur), soit indirectement (on désigne un camp, une cause).
Et, pour compliquer encore les choses, ce dernier élément, (comme les précédents), peut être parasité. Bien malin, plus malin, en tout cas, que les juges italiens, celui qui pourrait dire les vrais auteurs de certains attentats des « années de plomb » : extrême-gauche, extrême droite, services d’État, organisation secrète infiltrée dans l’État, de type P2 ou Gladio ? Ou que l’on se souvienne des milliers de gens de bonne foi défilant pour protester contre l’attentat de la rue Copernic, attribué à un groupe néo-nazi à connexions giscardiennes présumées. Ou des théories ingénieuses qui attribuent chaque fois la responsabilité d’un acte terroriste à celui qui semble en être la victime. Le 11 Septembre n’a pas fait exception à la règle, en vertu du principe que ce n’est pas par hasard que…, qu’il est matériellement impossible que… et qu’avec les moyens dont disposent les Américains, on ne me fera pas croire que…
Il peut donc y avoir attribution erronée, ou délibérée ou par mésinterprétation, attribution confidentielle (cas d’école : seul le gouvernement destinataire est informé de la revendication réelle que dissimule la revendication apparente), mais il peut aussi y avoir concurrence. Il semblerait que le marché corse, particulièrement sensible au facteur logo et image de marque, ait inventé des méthodes de copyright. Ces procédures accréditives instaurent un curieux rapport de compétences partagées entre terroristes et policiers. Elles supposent la production d’éléments concrets de vérification : numéros de séries des armes, type de projectile utilisé, marquage des lieux de l’attentat par un signe convenu. Au Proche-Orient, c’est un problème que résolvent les groupes voués aux attentats-suicides (où l’auteur disparaît souvent avec l’œuvre) : dans des cassettes-testaments préenregistrées, les terroristes fournissent l’équivalent de la bande-annonce au cinéma, ou du making-of des DVD. À spectacle du terrorisme, terrorisme du spectacle.

Les moyens et les fins

12Troisième controverse : le terrorisme est-il de l’ordre des fins ou des moyens ?

13Certains y voient une fin en soi, une fin exceptionnelle, d’où le recours aux moyens extrêmes. Le terrorisme serait une antipolitique par son refus des règles et par sa volonté de les abolir. Son crime serait idéologique, voire métaphysique : la haine du réel. Ainsi, André Glucksmann réduit le terrorisme au nihilisme et ce dernier au refus de se soucier du Mal. Ce serait l’action au service d’une volonté de puissance déguisée en idéologie [10]. Elle serait proche de l’acte gratuit ou du moins trouverait sa justification aux yeux de ses acteurs dans le « tout est permis » qu’elle implique. Avant lui, Jean Servier [11] expliquait le terroriste par une tendance « gnostique » à considérer le monde comme intrinsèquement condamnable, vérité qui n’apparaîtrait qu’à une minorité éclairée. D’autres, plus simplement, le réduisent à la pure jouissance de la destruction aggravée d’une naïveté ou d’une hypocrisie : croire qu’il suffit de supprimer un obstacle pour que naisse la société idéale.

14À cela s’oppose une interprétation du terrorisme comme moyen d’exception. Le terrorisme traduirait un manque : carence d’armes ou d’armée, absence d’autres voies d’expression, défaut de soutien populaire ou de légitimité. Il servirait de substitut moralement condamnable à d’autres types de lutte ou de revendication. Dans cette forme dégénérée ou annexe du vrai conflit (guerre, Révolution), le terroriste impatient refuse de passer par la case mouvement de masse ou constitution d’une armée ; son erreur serait stratégique et son crime cynique.

15Le seul point commun à ces définitions est la notion d’exception.

16À preuve : le discours ou la casuistique du terroriste. Son excuse proclamée est le caractère particulier de la vengeance ou de la résistance auxquelles il est contraint (le terrorisme de l’autre, le puissant) ou encore la nécessité qui oblige à recourir à la violence (telle l’absence de démocratie).

17Le terrorisme se définit donc toujours a contrario par son rapport avec d’autres catégories, telles la guerre, la guérilla, la guerre civile. Car ces formes de conflit supposent pareillement l’usage d’une violence armée durable et organisée. Mais le terrorisme, violence du quatrième type (ni guerrière, ni révolutionnaire, ni privée), est aussi une communication paradoxale. Il vise « les cœurs et les esprits », mais par les moyens de la peur, non de la séduction ou de la persuasion. Pour faire savoir, pour faire croire, et faire adhérer, il commence par faire tout court : supprimer et sacrifier.

Entre guerre et propagande

18Le terrorisme présente des points communs avec la propagande et avec la guerre : on le nomme « propagande en actes », « guerre invisible », « guerre du faible ».

19De la propagande, il remplit les trois grandes fonctions :

20Il rassemble. Il parle au nom d’une entité dont il exalte l’identité (le peuple occupé, le Prolétariat, l’Oumma, les opprimés du monde entier).

21Il oppose. Il sépare les camps. Si la propagande est un discours contre, qui désigne un coupable et qui s’oppose à un discours adverse qu’il faut recouvrir, ce trait est encore plus typique du terrorisme. Il s’accompagne forcément d’un message, d’un rituel d’humiliation ou de dénonciation de l’autre partie.

22Enfin, il idéalise, il symbolise, il endoctrine, bref, il manifeste des principes idéologiques à travers son action : libération d’un peuple, Révolution…

23De la guerre, le terrorisme partage les principaux caractères :

24C’est un conflit collectif visant des buts collectifs.

25C’est un conflit armé. Il suppose l’éventualité de mort d’homme, ou au moins une menace grave. Le terroriste a besoin d’outils, les armes. Sinon il est un simple manifestant ou un protestataire.

26Son objectif est de faire céder la volonté politique de l’adversaire. Faire céder signifie que l’autre renonce à ses prétentions, fût-ce en disparaissant de la surface de la terre, et cesse d’exercer son autorité sur un territoire, ou une communauté. Ou, au minimum, qu’il accomplisse un acte politique réclamé par son adversaire (libérer des prisonniers, changer la loi…).

27Mais d’autres traits séparent la guerre et le terrorisme.

28Contrairement à la première, le terrorisme ignore l’opposition du combattant et du non-combattant. Il ignore aussi les catégories de paix et d’allié. Là où la propagande prétend agir par des mots et des images, le terrorisme est d’abord agressif : la contagion des esprits dépend de la force démonstrative de l’acte. Il ne sert pas seulement à porter la crainte ou la confusion dans le camp adverse, ni à stimuler ses propres partisans, mais aussi à provoquer ravage et humiliations symboliques. Idéalement (de son point de vue, bien sûr) le terrorisme place son adversaire, l’État, devant un dilemme. Ou il le provoque à réagir, et donc à révéler sa vraie nature répressive et haïssable, encourageant une prise de conscience des opprimés. Ou l’État ne réplique pas ou mollement. En ce cas, n’exerçant plus ses fonctions régaliennes, ne contrôlant plus le territoire ou la paix publique, il perd de son prestige. Et là, encore, le camp de la révolte est stimulé.

29Le but principal de la lutte armée est d’affaiblir l’adversaire et d’occuper son territoire. Manipuler l’opinion n’est qu’une façon de servir ce dessein. La propagande, elle, vise principalement l’opinion, pour affaiblir l’adversaire (et concurrencer la parole adverse). Pour le terrorisme, lutte contre l’Autre et conquête de l’opinion sont un seul et même processus.

30Bref, on n’en sort pas : c’est un hybride entre violence et communication. Il violente pour dire, et il parle pour frapper. Il s’apparente d’un côté à une guerre menée par d’autres moyens (WBOM, war by other means, disent les Américains), de l’autre à de la pub plus du carnage.

31Il oscille entre faire peur et faire sens, ravage et message. Cette forme aberrante de « communication » est justiciable de la médiologie. D’autant plus que le mot terrorisme (sinon la chose) est contemporain des premières idéologies de masse et des premiers moyens de propagation de masse.

32Les actes terroristes semblent se classer sur une double échelle de destruction et de propagation. L’échelle de destruction va de la violence la plus précise (le tyrannicide qui rapproche le terrorisme des complots et conspirations) à la plus générale (des opérations inscrites dans une longue lutte collective ou des « destructions massives »).

33Sur l’échelle de propagation, le message terroriste a valeur de proclamation, et va de la plus vaste entreprise destinée à éveiller le genre humain jusqu’à une forme de négociation : échange d’une trêve ou d’un otage contre un avantage. Le message devient quasi contractuel : faites ceci et je ne ferai pas cela. La valeur d’échange du terrorisme l’emporte alors sur sa valeur d’usage (paralyser l’ennemi, stimuler son propre camp).

34Cette dualité s’éclaire en fonction d’une troisième valeur : en règle générale les actes terroristes se veulent des exemples. Et, exemples, ils le sont dans tous les sens du terme.

35Ils ont fonction exemplaire de démonstration, « d’échantillon », d’« avant-goûts ». Ils signifient : « Voici ce que nous sommes capables de faire. Voilà ce qui vous attend si vous ne cédez pas à nos revendications ».

36Ce sont des exemples, avertissements au sens de « faire un exemple ». Que l’attentat touche un représentant de l’autorité honnie (du tyran lui-même au petit fonctionnaire « complice du Système »), ou, qu’au contraire, il vise un anonyme « innocent », afin de prouver que la cible est partout et que nul n’est à l’abri, dans tous les cas, l’acte frappe la partie pour atteindre le Tout [12].

37Ce sont enfin des exemples « exemplaires » : ils sont censés être suivis. Ils prétendent éveiller (le prolétariat, le peuple occupé, l’Ouma), susciter des imitateurs, rendre le camp des opprimés conscient de sa force. Ainsi, la « propagande par le fait » d’inspiration bakounienne, relayée par « l’action directe » anarcho-syndicaliste, se voulait un moyen d’éveiller les masses sans passer par la médiation du parti ou par la rhétorique du programme. Ici, ce sont littéralement des actes qui valent discours : ils émancipent ceux qui les accomplissent autant qu’ils effraient ceux qui les subissent.

38Ben Laden ne dit pas autre chose lorsque, dans une cassette montrée le 27 Décembre 2001, il déclare : « Ces jeunes qui ont conduit les opérations ne se fiaient pas aux apparences populaires, ils acceptaient la vérité apportée par le prophète Mohammed. Ces jeunes hommes (… inaudible) ont proféré, par leurs actes à New York et Washington, des discours plus puissants que tous les autres discours prononcés de par le monde. Les discours sont compris tant par les Arabes que par les non-Arabes – même par les Chinois. Cela surpasse ce qu’ont dit tous les médias » [13].

39L’acte terroriste peut même être assimilé à une punition « exemplaire ». Les terroristes violent le droit positif, voire le droit des gens, mais au nom d’un autre droit, supérieur. Juges, témoins, et bourreaux à la fois, ils appliquent des arrêts. Ce sont des juristes contrariés qui n’écoutent guère les avocats.

Conflit et asymétrie

40Ce double caractère, exception et exemple, s’il place le terrorisme hors des catégories habituelles de la violence et du langage, n’échappe pas à une logique de l’interaction : il est déterminé par ce qu’il combat. C’est un cas presque parfait d’asymétrie.

41Asymétrie des forces : c’est un rapport du faible au fort. Même si le faible en apparence peut avoir derrière lui tout un État, une internationale ou des réseaux mondiaux.

42Asymétrie de l’information : le terroriste est clandestin (même s’il cherche à donner un maximum de retentissement. à ses actes, ce qui en fait une sorte d’agent secret publicitaire). Son adversaire est visible et cherche à interpréter l’action terroriste sur la base de connaissances imparfaites. Le terrorisme est un facteur d’entropie, pour autant que ses finalités sont de créer un « climat d’insécurité » ou un désordre.

43Dans le contexte de l’après 11 septembre, cette asymétrie informationnelle prend un relief particulier. L’hyperpuissance se préparait pour une « guerre de l’information » (infowar en Pentagonien) propre et politiquement correcte, gérée par ordinateurs et satellites. Les stratèges développaient l’utopie de la dominance informationnelle totale. La guerre deviendrait cool et séduisante. Les spin doctors qui présentent les opérations militaro-humanitaires comme des promotions publicitaires étaient là pour cela. Pas de cadavres visibles, de bons réfugiés, de belles images, résultat : zéro dommage cathodique collatéral.

44Or, à l’évidence, c’est une tout autre « guerre de l’information » qu’a menée Al Qaïda : sidération du village global par la force des images symboliques en live planétaire, contagion de la panique boursière via les réseaux informatiques (terrorisme en réseaux contre société en réseaux), utilisation des moyens techniques adverses pour obtenir une répercussion maximale. Que l’on prenne le mot information en chacun de ses sens (des données, des messages ou nouvelles, des connaissances intellectuelles, voire des programmes au sens informatique), qu’il s’agisse de croyance ou de savoirs, il y a visiblement deux stratégies opposées. Dont une de retournement.

45Asymétrie des statuts : un des acteurs est illégal, l’autre officiel. L’un parle au nom de l’État, l’autre au nom du peuple, l’un se réclame de la Démocratie, l’autre de Dieu. Il ne peut y avoir de terrorisme entre égaux ou semblables.

46Asymétrie des territoires : l’un cherche à être partout ou nulle part pour frapper « où il veut, quand il veut », l’autre prétend contrôler une zone où s’exerce son autorité. Le second cherche à identifier politiquement, à repérer topologiquement et à faire taire pratiquement son adversaire. Le terroriste entend se manifester à son gré, sans souci de frontières ou de proximité géographique. Soit dit en passant, c’est peut-être ce rapport au territoire qui distingue le terrorisme de la guérilla. La guérilla emploie des armes et cherche à désorienter et paniquer des forces militaires supérieures, tout en ralliant des partisans. Mais souvent terrienne et enracinée, elle a pour but de conquérir ou de libérer des zones ou provinces.

47Asymétrie du temps : l’un se projette dans le futur, l’autre cherche le maintien de l’état présent. Le terroriste est l’homme de l’urgence ; il profite souvent de la vitesse du transport ou de l’immédiateté de l’information pour amplifier les effets de l’acte. Le contre-terroriste est lent, pataud, condamné à l’après-coup, à la reconstitution après la catastrophe.

48Asymétrie des objectifs : le terroriste attend quelque chose de son adversaire, mais celui-ci espère que le terroriste cessera de l’être, éliminé ou satisfait. L’un escompte des gains et veut changer l’ordre du monde, l’autre lutte pour le maintenir ou simplement pour perdurer. D’où la question des objectifs réels de certaines formes de terrorisme. En quoi consisterait leur « victoire » politique et la recherchent-ils vraiment ? Ou se pourrait-il qu’un terrorisme ne prétende être qu’un témoignage ?

49Asymétrie des moyens. Ce dernier point semble évident : l’un a l’armée, la police, l’autre se cache, etc. Cette dernière asymétrie implique pourtant ceci : le terroriste peut s’approprier ou retourner les moyens techniques (souvent publics) de l’autre, sans que l’inverse soit vrai. Un combattant de la foi peut apprendre à piloter un avion ou à fabriquer une bombe atomique artisanale. Il peut saisir le défaut d’un logiciel ou d’un système de contrôle : le réseau de surveillance adverse ne vaudra que ce que vaudra son maillon le plus faible. Un terroriste peut s’en prendre aux moyens de communication. Il peut produire une image télévisée qui provoquera un effet de sidération maximale et gérer son planning attentats comme un planning média. Il peut profiter de l’effet de contagion des paniques numériques « en temps réel ». Il peut s’en prendre aux nœuds d’échange (gares, aéroports, Bourses) parce qu’il a compris la logique d’une société basée sur l’échange et les flux. Mais pour autant le terrorisé n’acquiert ni connaissance, ni moyen de rétorsion sur le terroriste. Aucune réversibilité dans ce sens-là.

Lettre infectée par le bacille du charbon, envoyée le 12 octobre 2001 au bureau de Thomas Daschle, chef de la majorité démocrate du Sénat américain

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Lettre infectée par le bacille du charbon, envoyée le 12 octobre 2001 au bureau de Thomas Daschle, chef de la majorité démocrate du Sénat américain

© Reuters.

50Il est tentant de conclure qu’il n’y a pas un terrorisme en soi, mais plutôt des preuves de terrorisme (au sens où Cocteau disait qu’il n’y avait pas d’amour, mais des preuves d’amour), voire une relation terroriste du faible au fort (du fort au faible dans le cas du terrorisme d’État, méthode de gouvernement). Dérangeant intermédiaire entre réalités stratégiques et symboliques, le terrorisme pourrait bien proliférer dans un monde que l’on croyait unifié techniquement, stratégiquement et symboliquement.

Notes

  • [1]
    Murielle Renar, Les Infractions du terrorisme contemporain au regard du droit pénal, Thèse de doctorat, 1996, Université de Panthéon Sorbonne.
  • [2]
    Stephen Sloan, Historical Dictionary of Terrorism, The Scarecrow Press, Inc., 1995.
  • [3]
    Schmid, Alex P., Jongman Albert J., Political terrorism : a research guide to concepts, theories, data bases and literature. Amsterdam, Neth. ; New Brunswick, USA.
  • [4]
    L’United States Department of Defense (Code of Federal Regulations revised 2001) définit ainsi le terrorisme : « All criminals acts directed against a State and intended or calculated to create a state of terror in the mind of particular person or a group of persons or the general public ».
  • [5]
    « En exterminant dans l’Armée Rouge et en général dans tout le pays les conspirateurs contre-révolutionnaires, qui s’efforçaient, par l’insurrection, par l’assassinat, par la désorganisation, de rétablir l’ancien régime, nous agissons conformément aux lois de fer de la guerre par laquelle nous voulons assurer notre victoire… », Trotsky L., Terrorisme et communisme, UGE 1963, p 105.
  • [6]
    Eisenzweig Uri, Fictions de l’anarchisme, Christian Bourgois 2001-12-10.
  • [7]
    Petit Robert : 1. Politique des années 1793-1794 en France 2.– (cour.) Emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique […] et spécialement ensemble des actes de violence, des attentats, des prises d’otage civils qu’une organisation politique commet pour impressionner un pays (le sien ou celui d’un autre).
  • [8]
    Charnay (sous la direction de), Terrorisme et culture, Les 7 épées, 1981.
  • [9]
    Article 22 de l’United States Code, Section 2656f (d) : « The term « terrorism » means premeditated, politically motivated violence perpetrated against noncombatant targets by subnational groups or clandestine agents, usually intended to influence an audience. The term « international terrorism » means terrorism involving citizens or the territory of more than one country. The term « terrorist group » means any group practicing, or that has significant subgroups that practice, international terrorism. No combattants include both civilian and military personnels who are unarmed or off duty at the time… We also consider as acts of terrorism attacks on military installations or on armed military personnel when a state of military hostilities does not exist at the site, such as bombing of US bases ».
  • [10]
    A. Glucksmann, Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002.
  • [11]
    R. Servier, Le Terrorisme, coll. Que sais-je ?, P.U.F., 1979, où l’auteur dit plus subtilement : « Tout terrorisme est mystique – en un sens – puisqu’il revendique toujours un idéal, un but à atteindre, fût-ce l’élimination du péché de convoitise ou du capital. Tout terrorisme est situationnel dans la mesure où il entend créer une situation nouvelle, exercer – comme l’a dit Proudhon – une pesée sur l’histoire. » (p.15).
  • [12]
    Quitte à s’attaquer à un monument symbolique. Le Comité révolutionnaire français (auteurs de l’attentat contre la statue de Thiers en 1881) déclarait : « Cette exécution d’un mort est un avertissement aux vivants détenteurs de l’autorité et exploiteurs du peuple que leur fin est proche » (in Eisenzweig ouv. cité, p 40).
  • [13]
    Il est possible de trouver de nombreuses transcriptions des textes de Ben Laden via www.strategic-road.com, à la page terrorisme. Les définitions du terrorisme y sont également discutées à la page « Réflexions stratégiques ».
François-Bernard Huyghe
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2013
https://doi.org/10.3917/cdm.013.0037
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