CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La question raciale est devenue un prisme privilégié pour décrypter les conflits sociaux. On a pu à nouveau le constater à propos de la lecture qui a été faite des événements dramatiques survenus au cours de la manifestation lycéenne contre le projet de loi Fillon, le 8 mars dernier, et ayant conduit à son interruption. Très vite, en effet, s’est imposée l’idée selon laquelle les agressions et les vols commis par des « bandes de casseurs » dont plusieurs dizaines de lycéens ont été les victimes étaient l’expression d’une nouvelle forme de racisme : un racisme « anti-blancs ». Cette vision sinon « raciste », du moins « racialisée » ou « racisée » des violences juvéniles, telle qu’elle a été notamment construite par les médias, constitue en soi un fait relativement nouveau. Elle en dit long sur le déplacement qui s’est opéré depuis quelques années dans la société française et dans les façons d’appréhender les conduites délinquantes des jeunes et, plus généralement, dans les modes de représentation des rapports sociaux. C’est en cela que cette vision des choses est un symptôme de ce qu’elle dénonce par ailleurs au nom d’une défense des principes de la République invalidés en pratique.

2 La plupart des acteurs qui sont intervenus dans la polémique consécutive aux violences au cours des manifestations lycéennes ont vivement réfuté une vision « racialisée » aussi réductrice que dangereuse et irresponsable pour donner toute sa place à la question sociale dans l’explication des violences juvéniles. Mais cette lecture n’est pas totalement satisfaisante. Tout d’abord parce que le « social » n’est plus ce qu’il était (c’est un euphémisme). On a assisté à une fragmentation des grandes entités (nation, classes, institutions de socialisation…) et à une individuation des problèmes sociaux qui rendent ses contours pour le moins opaques. Ensuite parce que ces analyses, si elles sont sociologiquement justes, sont devenues politiquement inaudibles : elles achoppent sur les représentations d’une société en voie d’ethnicisation. C’est pourquoi je voudrais proposer une autre interprétation qui prenne en compte cette mutation. Ce qui suppose au préalable de dissiper les confusions inhérentes à ce débat, puis de revenir sur la chronologie des faits et leur construction médiatique, avant de remettre au centre ce qui est passé le plus souvent sous silence : l’accentuation des processus de ségrégation (sociale, urbaine, scolaire, ethnique) qui se renforcent et affectent tout particulièrement les jeunes issus de l’immigration (ou assimilés à elle) vivant dans les quartiers populaires.

• Des confusions exaspérantes

3 Dans ce débat, on a eu tendance (une nouvelle fois) à tout mélanger. Assimiler des actes de délinquance (vols avec violence, agressions physiques, insultes) à l’origine ou à la couleur de peau est une confusion exaspérante. De même, considérer les comportements de ces groupes de jeunes comme l’expression d’une « haine raciale », voire d’un « mouvement judéophobe et francophobe », est une lecture pour le moins partielle et partiale qui relève plus d’une prise de position idéologique que d’un constat sociologique avéré. Racisme, antisémitisme, xénophobie, « communautés », toutes ces catégories, entérinées sans discussion, à force d’être utilisées se vident de leur substance, non sans produire des effets pernicieux. Elles contribuent, paradoxalement, à alimenter une racialisation des rapports sociaux plutôt qu’à prendre du recul pour en comprendre les mécanismes. On l’a vu à travers l’appel lancé contre les « ratonnades anti-blancs [1] » : cette initiative participe elle-même d’une démarche communautaire incitant à l’exaspération et à la crispation identitaire sous couvert d’équité. Mais revenons brièvement sur les faits.

4 Hiver 2005 : la mobilisation contre la loi sur l’avenir de l’école proposée par François Fillon bat son plein. Au cours des manifestations du 15 février, puis de façon plus étendue du 8 mars, à Paris, des groupes de jeunes agressent violemment des lycéens, les dépossèdent de leurs biens de consommation (téléphones portables, MP3, argent, etc.). Ces scènes de violence font la « Une » des journaux télévisés et de la presse écrite ; l’émotion est considérable, la condamnation unanime. Trente-deux « casseurs » sont interpellés et placés en garde à vue pour avoir commis des vols en réunion ou pour des jets d’objets sur les forces de l’ordre. Un court article publié dans le journal Le Monde rapporte les propos d’un policier : « Beaucoup de jeunes d’origine africaine s’en sont pris à des lycéens “blancs”. Il faut rester prudent mais il y a très probablement une dimension raciste à ces agressions [2]. » La prudence sera de courte durée, c’est bien un tel « cadrage » de la réalité qui va s’imposer largement dans les médias. Une semaine plus tard, le même quotidien publie un grand article annoncé en « Une [3] ». Il va contribuer à étayer cette lecture d’un affrontement entre « Noirs » et « Blancs » – j’y reviendrai.

5 Faut-il y voir un événement déclencheur de la polémique qui va suivre, une sorte de second départ ? Toujours est-il que, le 26 mars, l’appel contre les « ratonnades anti-blancs » est lancé à l’initiative du mouvement de jeunesse Hachomer Hatzaïr et de Radio-Shalom. Signé par quelques intellectuels médiatiques réputés de gauche, cet appel largement relayé et commenté par les médias suscite la polémique. Il provoque l’emphase des uns (« Non à la fracture raciale », titre ainsi le Nouvel Observateur) et la gêne des autres (« Malaise après un appel contre le racisme “anti-blancs” » titre Libération dès le lendemain de l’appel). Plusieurs émissions, tels « Arrêt sur images » ou « Cultures et dépendances » traitent ce qui est devenu un « thème de société », s’efforçant – non sans mal – de faire débat. D’entrée de jeu, les réactions de désapprobation sont nombreuses et quasi unanimes (LDH, MRAP, UNEF, SOS Racisme, etc.) [4]. Ainsi, par exemple, l’Union nationale des lycéens juge cette démarche « irresponsable et simplificatrice » en opposant un « racisme de couleur » à un « racisme social ». La LDH voit dans cet appel « un mépris social profond » et préfère considérer le comportement des « casseurs » comme une « réaction de haine sociale ». De même, le MRAP dénonce les pompiers pyromanes, réfutant la lecture ethnique de la violence sociale qui est donnée. Seule l’Union des étudiants juifs de France estime que « la problématique de l’appel est juste ».

6 Quant aux sociologues, ils ne sont pas absents du débat : ils sont sollicités pour éclairer les enjeux, fournir des clés de lecture, appuyer les récits journalistiques. Les positions critiques restent néanmoins peu audibles dans un premier temps [5]. Il y a sans doute de multiples raisons à cela. Le soupçon que la sociologie au fond s’inscrirait dans une « culture de l’excuse ». Parler du « social » serait de l’ordre de la dénégation en masquant ce que l’on ne veut pas « voir » – argument qui vaut aussi pour les travailleurs sociaux délégitimés et d’autant plus fragiles qu’ils sont confrontés à une profonde mutation de leur métier et statut. La crainte des chercheurs d’être instrumentalisés, leur manque de maîtrise des dispositifs médiatiques, l’auto-référencialité (comme si les sociologues parlaient entre eux), tout cela rend leurs prises de position peu audibles. Ajoutons, dans ce débat piégé, l’absence de militants de cité, c’est-à-dire de porte-parole potentiels ou légitimés issus des quartiers populaires, éternel chaînon manquant de la communication de masse sur les « banlieues ». Comme si, par la présence de ces acteurs, on redoutait de politiser une question qui l’est pourtant de part en part.

7 Pendant ce temps, la loi Fillon est définitivement adoptée le 24 mars dans l’indifférence générale, ce qui ne peut que donner du crédit à la thèse du pourrissement du mouvement lycéen et à la perplexité exprimée quant à la passivité des forces de l’ordre. Certes, la mobilisation des lycéens survivra à cette polémique, malgré le caractère dissuasif des « scènes de lynchage » survenues le 8 mars et le trauma qu’elles auront engendré sur les manifestants, mais en étant émaillée de heurts avec la police, d’interpellations et de mises en examen au cours des occupations des établissements et des manifestations. Ces faits et le recul ont-ils contribué à une autre posture, voire au doute ? Fallait-il laisser du temps pour que s’organise la riposte au plan institutionnel ? Toujours est-il qu’un collectif de professionnels, de chercheurs et d’élus lance le 4 avril « l’appel du 8 mars : que s’est-il vraiment passé [6] ? ». Aux déclarations fracassantes et jugements à l’emporte-pièce succèdent la volonté de savoir et la tentative de constitution d’un « débat républicain ». Étonnant retournement lorsque l’on sait que les mêmes qui semblaient si sûrs des faits et de l’explication à leur donner [7] seront à l’origine de cette initiative. Mais plus étonnant encore : il aura fallu plus d’un mois pour que la question prenne une tournure politique avec la demande de création d’une commission d’enquête parlementaire sur les faits afin d’élucider les « éventuelles défaillances du dispositif de sécurité », en d’autres mots la responsabilité de la police. Et encore, la gauche et l’extrême gauche ont soigneusement évité de prendre parti.

8 Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faudrait sans doute resituer cette séquence dans un contexte plus large. Dans le même temps ou presque, c’est « l’affaire Dieudonné », c’est l’Appel des indigènes de la République, c’est la reconnaissance – bien tardive – du massacre de Sétif du 8 mai 1945 qui défrayent la chronique. Ce sont encore les retombées du débat sur le foulard islamique qui a marqué les débats publics au cours de l’année 2003, et les soubresauts du Conseil français du culte musulman. C’est aussi la montée des inquiétudes fortement relayées par les médias et le gouvernement sur les tensions communautaires et le repli identitaire faisant suite à des incidents survenus dans plusieurs établissements scolaires, aux cimetières profanés et mosquées incendiées. Par-delà ces événements jusque-là rarissimes, la publication du rapport de la Commission consultative des droits de l’homme recense une augmentation des violences et des menaces racistes et antisémites passées de 833 en 2003 à 1 565 en 2004. Il note aussi une banalisation de l’opinion selon laquelle le racisme est une attitude répandue parmi les Français. Tous les éléments sont donc présents pour que la réception de l’événement cadre avec l’esprit du temps qui rapporte toute forme d’hostilité et/ou de reconnaissance à l’égard d’un groupe en termes « communautaires ». Il se produit, toutefois, dans cette affaire une inversion étonnante : à la focalisation de l’attention collective sur les tensions entre Arabes et Juifs vient se substituer une « tentative de constitution d’une majorité blanche et victime » qui renforce la compartimentation, comme l’a remarquée Esther Benbassa [8]. Arrêtons-nous un instant sur le traitement journalistique de cette affaire, et en particulier sur l’article publié par Le Monde sur les « casseurs ».

• La production d’une enquête

9 « Qui sont les “casseurs” » ? Telle est la question basique, celle que tout le monde est supposé se poser et à laquelle les moyens d’information doivent répondre. Or, on sait déjà qui ils sont : des « jeunes de banlieues », venus pour « prendre des téléphones et taper les gens » plutôt que descendre les vitrines et piller les magasins. L’utilisation du terme de « casseurs » est à cet égard ambigu : il suggère une filiation avec les événements survenus lors des manifestations de 1986 et 1990, voire avec les « autonomes » de la fin des années soixante-dix – histoire de dire que le problème est récurrent –, alors même que la gravité et l’ampleur des violences commises ainsi que le contexte indiquent que l’on a bien affaire à un phénomène nouveau. De sorte que l’on pourrait retourner la question et se demander : mais de quelle enquête s’agit-il ? Sans me livrer à un réquisitoire ni adopter une position surplombante, je me contenterai d’exposer quelques points de perplexité.

10 Premier point : la construction de l’enquête. Journaliste spécialisé sur les questions scolaires qui a couvert les manifestations lycéennes de 2005, Luc Bronner a rencontré aux abords d’un lycée professionnel de Seine-Saint-Denis des jeunes qui sont « descendus à Paris » avec l’envie d’en découdre. En réalité, le principal interlocuteur qui donne sa trame au récit journalistique est prénommé Heikel, 18 ans, de nationalités française et tunisienne. Patty, 19 ans, qui n’a pas participé à la manifestation, Rachid, Abdel, Soukhana, tous âgés de 18 ans, complètent le tableau. Cette galerie de personnages est resituée dans un groupe plus large de 700 à 1 000 jeunes qui, de source policière, seraient venus de Seine-Saint-Denis et des quartiers populaires du nord de Paris (18e, 19e et 20e arrondissements). Comment le journaliste a-t-il retrouvé la trace de ces jeunes encore scolarisés ? Il est probable que ce soit sur renseignements fournis par des policiers qu’il soit arrivé à cet établissement. S’il s’agit bien d’un « biais » qui aurait mérité d’être pris en compte – ne serait-ce que pour atténuer certains propos –, l’enquête en question est plutôt maigre – quelques heures au plus passées avec un petit groupe de jeunes. Censés étayer le fait selon lequel les violences traduiraient un affrontement entre « Noirs » et « Blancs », les informateurs de notre journaliste – en tout cas ceux qu’il cite nommément – ont des prénoms à consonance maghrébine pour l’essentiel. On est à nouveau en pleine confusion.

11 Ceci conduit à un deuxième point : la fiabilité des sources. Quelle crédibilité accorder aux propos rapportés dans une telle situation ? Sans les surestimer ni les sous-estimer, bien des travaux ont souligné les difficultés d’accès à ces terrains difficiles que sont les cités d’habitat social et leur environnement. Ceux qui ont travaillé dans ces quartiers et auprès de populations jeunes, considérées dans leur diversité, savent aussi combien une bonne part de leurs interlocuteurs sont parfois passés maîtres dans l’art de la dissimulation (dans les cités, on appelle cela « mythoner », c’est-à-dire raconter des histoires) et de la manipulation (consistant selon une autre expression consacrée, à « la faire à l’envers ») ; par exemple, en servant aux journalistes, travailleurs sociaux ou chercheurs de passage le discours qu’ils supposent attendre d’eux, en d’autres mots « en leur faisant du TF1 ». C’est ce que les ethnologues ont nommé, ailleurs, le « paradoxe de l’indigène ».

12 Ainsi, lorsqu’on lit cet article attentivement, bien des imprécisions, voire des erreurs apparaissent. Celle qui est la plus nette et significative concerne le terme de « bolos [9] ». Selon les propos rapportés des jeunes d’un lycée professionnel situé dans l’emblématique « 9.3 », l’expression désignerait le « pigeon », la « victime ». Identifiés par la couleur de peau (ce sont ces « petits blancs »), la lâcheté (« ils ont peur »), l’isolement (les familles immigrées, c’est bien connu, sont nombreuses et peuplées de grands frères qui savent se battre, eux), les « bolos » représenteraient des victimes idéales. Et ce d’autant plus « qu’ils ont tout » (biens de consommation, argent, statut protégé). Or, dans le langage des quartiers pauvres, qu’appelle-t-on « bolos » ? C’est un client. L’expression est utilisée dans le domaine de l’économie informelle ou le bizness en particulier : un « bolos » est un « client de bédo » (cannabis) ou « de sape » (habits). La dimension économique reviendrait-elle par la fenêtre alors qu’on l’avait un peu vite jetée par la porte ? Ce contresens est en tout cas significatif d’une « enquête » menée rapidement et sans discernement, reprenant tels quels les propos eux-mêmes d’une grande violence. Car on pourrait en citer d’autres [10]. Bien évidemment crédibilité de l’enquête et fiabilité des sources ne changent rien à la gravité des faits. Cependant leurs limites fragilisent l’interprétation qui est proposée, celle-là même qui reste à « problématiser » sociologiquement parlant.

13 C’est le troisième point que je voudrais souligner : une lecture pour le moins univoque des processus en jeu. À côté de la seule lecture « raciale », on découvre dans l’article une réalité plus complexe où se mêlent diverses motivations : économiques (« se faire de l’argent facile »), ludiques (« le plaisir de taper ») et racistes (« se venger des blancs »). Or, tout se passe comme si l’ensemble des citations choisies visait à minimiser l’importance de la dimension sociale (« Paris, c’est la capitale des sous ») et le sentiment d’injustice (sociale, scolaire, territoriale) de ces jeunes [11]. Pas un mot sur l’expérience des jeunes des quartiers populaires, faite de ségrégations et de discriminations, de racismes institutionnels et populaires. Pas un mot non plus des relations tendues et violentes dans l’enceinte scolaire ou avec les forces de l’ordre dans les quartiers rebaptisés « à risques ». Or, c’est bien cette expérience urbaine qui permet de comprendre la haine et la rage de ces jeunes. Il n’est pas plus fait état de la fragmentation des mondes populaires, de la diversité des trajectoires des adolescents et des jeunes adultes, de leurs rapports à l’école ou au travail salarié selon les classes d’âge, les générations, le genre. En parler serait-il leur donner des « excuses sociologiques » ? Pourtant, la pleine page consacrée au sujet comprend bien un entretien avec une sociologue, Dominique Pasquier, directrice de recherche au CNRS, qui a dirigé un ouvrage sur les « cultures lycéennes ». Celle-ci souligne à juste titre le poids de la fracture scolaire dans ces agressions : « Comme la pression sociale sur l’école s’est accrue, le sentiment de se trouver dans un endroit où l’on ne peut pas réussir débouche sur un sentiment de profonde frustration. » Et, ajoute-t-elle, « dans certains établissements, la fracture peut, de fait, recouper une opposition “Blancs”-immigrés. » Mais de quels « immigrés » parle-t-on ? Les jeunes incriminés dans les médias et les prétoires depuis des années ne sont-ils pas « Français » ? À nouveau la confusion est manifeste.

14 Or, ces explications ne vont pas de soi. Déjà, le constat d’une fracture entre deux mondes de la jeunesse (exclus/intégrés, banlieues/centre-ville, etc.), repris inlassablement par la presse qui semble redécouvrir que la jeunesse n’existe pas, finit par constituer à son tour un cliché. C’est oublier un peu vite que nombre de lycéens scolarisés dans des établissements situés dans les quartiers populaires se sont mobilisés contre le projet Fillon pour dénoncer les inégalités scolaires. Ce sont bien davantage des élèves des classes moyennes et populaires qui ont été victimes des violences que des « bourgeois » scolarisés dans des « grands lycées » et des écoles d’élite qui étaient absents des manifestations [12]. En réalité, les « dépouillleurs » constituent une minorité des jeunes des quartiers populaires, les fractions les plus marginalisées d’entre eux, assez peu organisées au demeurant et agissant par opportunisme pour accéder par des voies illégales à des biens de consommation désirés par tous. Ce ne sont pas pour autant des enfants d’Orange mécanique, ni des « bandes ethniques » si l’on en juge par la mixité des regroupements de jeunes. Ensuite, l’explication de la délinquance par la frustration, si classique (depuis Merton) et pertinente soit-elle, néglige un fait : les prédations sporadiques d’une minorité envers des petits groupes faciles à voler et à agresser. Ce qui suggère à Nacira Guénif une autre interprétation en termes de rationalité délinquante et de rapports de classes [13] : si la foule protège et facilite les agressions envers des « proies faciles », l’espace de la rue favorise les exhibitions des uns et les peurs des autres. Or, c’est précisément de cela dont il s’agit lorsque des jeunes sortent de leur cité en groupe : ils échappent aux contrôles en vigueur dans cette dernière, deviennent anonymes tout en jouant les « durs » et en déniant aux autres le rôle de « rebelles ». On est bien là dans une sorte de mise en scène d’un rapport de forces qui a peu à voir avec une forme de racisme mais beaucoup avec une forme de socialisation constitutive de la vie dans les cités et les grands ensembles.

15 En résumé, cet article qui en aura fait bondir plus d’un(e) soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Non seulement il constitue une nouvelle étape de la stigmatisation et de la criminalisation des jeunes des quartiers populaires mais il développe des arguments conservateurs que ne renierait pas la droite extrême. Depuis la fin des années cinquante au moins, les « bandes de jeunes » défrayent la chronique et alimentent un imaginaire de la dangerosité sociale assez bien documenté pour qu’on n’y revienne pas ici. Ce qui est nouveau, par contre, c’est la « racialisation des violences juvéniles ». C’est bien cette vision qui va être exploitée par ceux qui y ont manifestement un intérêt politique, idéologique, ou communautaire, déplaçant les frontières politiques traditionnelles (gauche/droite), ceux qui prônent leur attachement à une « République abstraite », infirmée en pratique, aussi bien que ceux à la recherche d’une « pensée sécuritaire » de gauche.

• Les classes dangereuses et les minorités visibles

16 Cela étant, suffit-il de substituer à une vision « raciale » une lecture mettant l’accent sur la violence sociale ? Ce n’est pas sûr. Car la posture consistant à dénoncer les « dérives ethniques » n’est pas seulement moralement confortable, elle est sociologiquement paresseuse. C’est là où il convient de prendre en compte deux processus distincts mais connexes, l’un de racialisation, l’autre d’ethnicisation [14]. Par racialisation, on peut entendre un processus d’identification prescrite par lequel la réalité sociale quotidienne est lue essentiellement à partir de la différence de l’origine nationale et ethnique. Autrement dit, les « nationaux » réduisent l’identité des « immigrés » à celle d’un groupe stigmatisé et discriminé. Par ethnicisation, on peut définir une identification souscrite par laquelle des individus ou des groupes ne sont plus tant assignés à résidence qu’ils s’autodéfinissent, délimitant des territoires identitaires (« eux/nous »).

17 Tout se passe comme si la racialisation « par le haut » s’inversait dans un processus d’ethnicisation « par le bas ». D’un côté, on a assisté depuis 2002, en France, à une association étrange entre une politique hypersécuritaire et une tentation communautariste. Ce que vise la première, ce sont bien les « nouvelles » classes dangereuses ; ce qu’offre la seconde c’est une sorte de contournement d’une intégration impossible. Comme l’a montré la mise en œuvre du Conseil français du culte musulman par le ministre de l’Intérieur : celui-ci aurait voulu requérir l’islam au service de l’ordre public qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Mais la tendance est plus large parmi les politiques qui ont érigé comme acteurs des « communautaires » et les ont « achetés » en satisfaisant les plus particularistes de leurs demandes [15]. D’un autre côté, il n’est pas difficile d’observer la manière dont l’ethnicité opère comme un facteur de micro-différenciation sociale, de redéfinition et d’estime de soi. Dans les quartiers populaires en particulier, souvent caractérisés par une forte concentration de familles immigrées d’origines diverses, les catégories ethniques sont omniprésentes pour définir les uns et les autres : « rebeus » (Arabes), « renois » (Noirs), « feujs » (Juifs), « çais-fran » (Français), etc. Elles définissent des identités assumées et valorisées lorsque ni les catégories de jeunes, ni celles d’ouvriers ou de salariés ne font l’affaire du fait d’une exclusion sociale imputée aux membres des classes moyennes et à la classe politique composées de « petits blancs ».

18 Comme l’expliquait récemment François Dubet, « l’opposition de classes est comme recouverte et déformée par une opposition de “races”. Si je suis assigné à ma “race”, alors je retourne ce racisme diffus et subi en racisme contre la “race” qui m’exclut [16]. » Autrement dit, il en va d’une inversion du stigmate et du mépris que subissent ces jeunes. Un animateur ayant organisé une rencontre avec des jeunes d’une cité de Grigny ne dit pas autre chose lorsqu’il constate qu’une telle logique consiste à renvoyer sa propre victimisation sur les autres. Mais – ce point est capital – elle « n’est pas structurée dans une pensée raciste [17] ».

19 On voit donc, selon cette interprétation, que c’est moins de « racisme anti-blancs » qu’il s’agit que d’un processus de constitution de minorités visibles. Le problème de la délinquance est moins une question de couleur de peau qu’une question politique et sociale. On paye là le prix fort de vingt ans d’atermoiement des politiques publiques qui ne sont pas parvenues à enrayer l’échec scolaire et le déficit de place dans le monde du travail, la ségrégation urbaine et scolaire, les discriminations ethniques et raciales qui constituent les éléments constitutifs de l’expérience de bien des jeunes habitant les cités d’habitat social en particulier, ceux-là mêmes qui sont incriminés dans le débat public et les politiques sécuritaires. Dans ce sens, il est excessif de parler de « vengeance » des « Noirs » à l’égard des « Blancs ». D’une part, parce que l’occasion fait le larron. Il en va des agressions dans les espaces publics comme du racket à l’école ou dans les cités : c’est une question de facilité. D’autre part, malgré les difficultés et les dégradations, bien des adolescents sont fiers de leur cité. Ce n’est qu’avec l’âge qu’ils comprennent qu’elle ne va rien leur apporter et qu’ils choisiront de prendre leur distance sans s’en éloigner. C’est la codification des échanges dans ce contexte urbain que l’on gagnerait à connaître et à comprendre, faute de quoi les effets de méconnaissance et les amalgames l’emporteront.

20 Comment sortir de ce cercle vicieux où les individus victimes de propos ou d’actes racistes deviennent à leur tour agresseurs et légitiment leurs conduites par celles qu’ils subissent ? Quelle perspective politique lui offrir ? Répétons-le, l’emballement médiatique sur cette question aura été de courte durée et le silence politique criant ! On peut se demander, à ce propos, si l’une des raisons n’a pas été d’éviter de polluer le débat autour de la Constitution européenne qui a occupé le devant de la scène jusqu’à la fin mai. À moins de considérer que la gauche gouvernementale n’ait rien à dire sur les questions de l’immigration, du racisme et de l’antisémitisme qui ne soit audible et cohérent. Il est vrai qu’elle se trouve dans une situation explosive, prise en tenaille qu’elle est entre son électorat progressiste – de plus en plus gagné par l’exaspération sécuritaire –, ses divisions internes, d’un côté, et la diffusion du sarkozisme et ses relents populistes de l’autre, auquel elle peine à offrir une alternative politique crédible.

21 On peut s’attendre à ce que cette question revienne d’actualité sous une forme ou une autre. Non pas seulement parce qu’il s’agit d’une « réalité sociale » qu’on ne peut nier ou « excuser », mais parce que tous les ingrédients sont présents pour qu’elle fasse de nouveau irruption et prenne des formes plus violentes encore. Osons regarder les choses comme elles sont, sortons de notre incapacité à dire, décrire et comprendre ce qui se passe réellement, en particulier les quartiers populaires qui deviennent des ghettos multiculturels, sans complaisance ni démagogie. On pourra alors espérer se dégager de l’emprise de ces logiques en saisissant leurs mécanismes afin de s’y opposer de façon durable.

22 Comment ? C’est toute la question. Quelques pistes peuvent être suggérées. Il est sans doute urgent, comme le propose Manuel Boucher, de « décommunautariser » le débat sur l’augmentation des phénomènes racistes [18]. Il convient aussi de s’attaquer aux discriminations ethniques et raciales dans tous les domaines de la vie sociale (logement, école, travail, santé…) qui mettent à jour l’écart entre les principes de la République mythifiée et les pratiques tant institutionnelles que sociales effectives. Il serait, par ailleurs, grand temps de dissocier l’insécurité sociale et l’insécurité civile presque toujours associée aux jeunes des cités pauvres et stigmatisées, tout en prenant en compte leurs effets conjugués qui affectent tous les citoyens de la communauté nationale, quel que soit leur prénom… Enfin, si le racisme est bien un phénomène social, il importe aussi de travailler à la prévention des dérives racistes avec les plus jeunes, que ce soit à l’école ou dans le cadre des centres d’animations ou des structures de prévention spécialisée, ce qui passe par un engagement fort dans ce domaine trop délaissé par les politiques par-delà les effets d’annonce. L’enjeu est de taille : ne plus se contenter d’entériner sans distance des cadres communautaires et des catégories raciales ou ethnicisantes de l’identité sociale qui s’imposent avec tellement de force aujourd’hui, pour repenser un monde commun sur les décombres d’une société éclatée. •

Notes

  • [1]
    Les termes de la polémique sont eux-mêmes l’expression de cette confusion. Plutôt que de parler de « casseurs », il serait plus exact de parler de « dépouilleurs » ou de « petits voyous ». De même, le terme de « ratonnades contre les blancs » traduit un déplacement inouï, l’expression désignant généralement des actes racistes visant les Arabes.
  • [2]
    « Manifestations lycéennes : trente-deux casseurs placés en garde à vue », Le Monde, le 11 mars 2005, p. 10.
  • [3]
    « Manifestations lycéennes : enquête sur les casseurs », Le Monde, 16 mars 2005.
  • [4]
    On trouvera sur le site http://nouvel.obs.com un dossier assez complet des déclarations faites par les acteurs de cette polémique.
  • [5]
    Voir notamment le texte de Claris initialement intitulé « Le racisme anti-blancs et l’idéologie des néo-républicains », et publié sous le titre « La dérive ethnique », Libération, le 5 avril 2005 ; voir aussi D. Lapeyronnie et L. Mucchielli, « La République et les classes dangereuses », Le Nouvel Observateur, 14-20 avril 2005, p. 85.
  • [6]
    http://8mars2005.blogspirit.com
  • [7]
    Voir le texte de D. Peyrat, « La cognerie n’a pas d’“excuse” », Libération, 24 mars 2005, pp. 39-40.
  • [8]
    Entretien avec E. Benbassa, Libération, 26 et 27 mars 2005, p. 14.
  • [9]
    Je remercie Karim Lfareh d’avoir attiré mon attention sur ce point et pour les réflexions dont il m’a fait part.
  • [10]
    Par exemple, les proies des prédateurs seraient identifiées par leur style vestimentaire en faisant des « fashion victim ». Or, il convient de préciser que ce style, qui s’est développé dans le quartier du Marais à Paris et les lieux festifs très fréquentés par des homosexuels, est très prisé par les jeunes des milieux populaires. Non sans homologie avec le « style minet » en vogue dans les années soixante-dix, il se reconnaît par le port de vêtements moulés (jeans serrés, chemises ou tee-shirt prêts du corps), de coiffures stylisées (cheveux coiffés au gel) et de marques spécifiques. Bref, il n’est pas le propre d’une catégorie particulière mais traduit bien davantage un phénomène de diffusion verticale des goûts qui pourrait avoir son symétrique inverse dans la réappropriation du style des « jeunes des cités » par les jeunes de couches moyennes et supérieures.
  • [11]
    Comme l’a bien montré M. Boucher, « La médiatisation des “violences raciales” » (voir le site http://groupeclaris.com).
  • [12]
    B. Larguèze, F. Goldbronn et J. Reynes, « Nouveau lumpenprolétariat et jeunes casseurs », Le Monde, 1 avril 2005, p. 15.
  • [13]
    Voir « Mouvement lycéen : questions sur la violence », Le Monde de l’Éducation, mai 2005, p. 47.
  • [14]
    Sur cette distinction, voir A. Réa, Jeunes immigrés dans la cité, Labor, Bruxelles, 1999.
  • [15]
    Entretien avec S. Ernst, « Attention aux conclusions tendancieuses », Libération, 21 mars 2005, p. 3.
  • [16]
    « Mouvement lycéen : questions sur la violence », Le Monde de l’Éducation, mai 2005, pp. 47-48.
  • [17]
    Voir J. Durand, « S’en prendre à un blanc gâté, ça existe », Libération, 16 et 17 avril 2004, p. 16.
  • [18]
    M. Boucher, « La médiatisation… », art. cit.
Michel Kokoreff
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/mouv.041.0127
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