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Histoires politiques et culturelles de la violence

Gilles MALANDAIN. - L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration. Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, 334 pages. « En temps & lieux »

1En se tournant d’abord sur le volet iconographique de ce livre, un lecteur pressé aura été pour une fois bien inspiré : il ne lui est plus possible dès lors de se défaire du défi posé par la politique populaire en régime censitaire, et d’abord par la personnalité de l’assassin du duc de Berry. Au Louvel romantique que dessine Delacroix sous les traits d’un homme du peuple au visage jeune et jovial répond l’inquiétant portrait par Horace Vernet d’un individu sinistre et sans regard. Mais c’est aussi un pseudo-Bonaparte qu’un artiste prétend livrer d’après nature, tandis qu’une lithographie promise au scandale représente Louvel méditant son crime entouré de brochures libérales, dans une chambre ornée des portraits de Grégoire et de Napoléon ... Aussi dissemblables soient-elles, ces œuvres ont en commun d’imaginer la figure souhaitable de l’auteur, alors gardé au secret, de l’attentat du 13 février 1820. Mettant en émoi les élites, en branle l’appareil d’État et en joie tout un petit peuple, ce geste donne matière à une vaste enquête dont s’est emparé G. Malandain pour une thèse soutenue fin 2005. Sa publication tardive aura permis une vraie maturation, qui en redouble l’autorité et l’utilité en ce que l’œuvre finale a su tirer parti d’une floraison de travaux parus il y a peu. Il suffit d’énumérer les noms de B. Frederking, E. Fureix, P. Karila-Cohen, C. Legoy ou N. Scholz, pour rappeler la dynamique qui a érigé la Restauration en champ historiographique des plus stimulants. Rares sont les apports récents qui échappent à ce dialogue prolongé ; il n’y manque guère qu’un éclairage sur l’imprégnation de la politique révolutionnaire parmi les ouvriers [1]. Le tour de force du présent livre n’est-il pas de détacher ce quasi régicide d’une histoire académique pour en faire un mode d’exploration du rapport ordinaire du peuple au politique ? Ce glissement s’opère en quatre temps sous les dehors d’un plan en trois parties.

2Le premier est un modèle d’histoire non événementielle d’un événement. Pareille perspective constructiviste, qui prend par exemple la mesure du marché éditorial (p. 105), restitue l’impact de ce 13 février 1820, l’une de ces soirées qui ont (dé) fait la France. En un passage obligé, les manuels répètent la portée d’un assassinat qui a mis en péril la pérennité de la branche aînée des Bourbons et abouti à la prise de contrôle du régime par les ultras. C’est oublier la crise majeure qui, au fil d’âpres controverses sur la responsabilité de la presse, sur la censure et sur le double vote, suscite une fronde libérale dont le répertoire d’action novateur est appelé à porter les luttes de l’opposition pendant plusieurs décennies. Avant même de chercher si loin en amont, la micro-analyse de l’annonce de l’événement au sein des divers cercles de la société, depuis la famille royale jusqu’au peuple des faubourgs, est riche d’enseignements. En réinsérant la nouvelle de l’attentat dans le contexte d’un Carnaval qu’il interrompt, en scrutant les conversations et les correspondances, G. Malandain en retrouve la force perturbatrice : l’assassinat bouscule le quotidien, prend tout le monde de court et rend suspects ceux qui ne le seraient pas. La tension est en effet immédiate et c’est d’abord une plongée dans la palette des émotions qui se donnent à voir sous le choc de la nouvelle qu’opère l’auteur en une approche sensible du politique, dont la fécondité pour l’intelligence du premier XIXe siècle sort confirmée.

3Si l’essoufflement précoce de la sollicitation médiatique n’a finalement pas hissé cet assassinat au niveau de « l’événement monstre » que signalait il y a quarante ans P. Nora, il donne en tout cas lieu à une enquête monstre confiée à la Chambre des pairs : 268 dossiers, 1 200 témoins entendus en dix semaines dont 120 font figure de suspects. L’enjeu est d’importance puisque c’est la thèse voire une théorie du complot qu’il s’agit d’étayer pour le procureur ultra Bellart ou de réfuter pour le rapporteur de la commission Bastard. Pour décortiquer la procédure, G. Malandain tire parti d’une autre dynamique historiographique, celle que connaissent la justice et les polices. La tension encourage les dénonciations, offre l’occasion à des escrocs de se faire entendre et à des royalistes de manifester leur zèle ou d’exorciser leur angoisse. Faute de pouvoir approfondir des pistes multiples mais vite abandonnées, l’enquête est vouée à un processus d’élargissement. Une telle extension pousse à un pari fécond, celui d’intégrer l’enquête pénale au domaine des modes d’investigation de la société en une sociographie de l’instruction. De fait, le profil des suspects et des délateurs met en avant la place charnière des couches intermédiaires entre un peuple inaudible et un pouvoir hautain. La démarche s’avère donc fructueuse à condition d’éviter la surinterprétation, risque dont relève le décalque peu concluant entre les 74 lieux d’information et la ligne Saint-Malo – Genève (p. 146). C’est là l’une des rares réserves à apporter à ce travail qui excelle à montrer comment la machine judiciaire peut fonctionner à plein régime et pourtant à vide dans sa traque obstinée d’un complot introuvable. Et pour cause : « J’ai conspiré seul », affirme Louvel en un mot qui résume tout, sa résolution comme sa fierté.

4Cette limpidité est pourtant niée tant l’action endogène d’un simple ouvrier sellier est alors impensable. Le pouvoir refuse d’écouter un Louvel désireux d’expliquer son geste et disqualifie ses raisons en le tenant au mieux pour un raisonneur. S’impose surtout le type du fanatique : Louvel ne peut être qu’endoctriné au mépris du « système » qu’il a lui-même conçu et qu’il tient à soumettre devant les pairs en un testament politique dont la forme malhabile tient de l’art brut ; son avocat d’office en fera un monomaniaque. Il s’y lit un patriotisme exacerbé qui exclut les Bourbons d’une nation dont ils seraient les ennemis mortels. Viscéral, ce patriotisme est celui d’un fils de la Révolution : né en 1783, Louvel a été élevé à l’hospice de la Pitié dans les principes républicains. La patrie est pour lui une religion invariable qui finira par rendre justice à son acte, car il est conscient du relativisme des jugements, conforté en cela par la réhabilitation de Charlotte Corday. Cette figure n’est pas la seule référence d’une culture qui est celle d’un individu dont la soif d’informations l’amène à puiser à toutes les sources à sa portée, qu’il s’agisse des salons de peinture ou de ses pérégrinations. Ce portrait de Louvel devrait faire de lui un Pinagot politique et lui assurer la postérité que la tradition républicaine lui a refusée, par rejet de la violence.

5Quelle est la représentativité d’un tel itinéraire ? L’enquête y répond en partie, au travers des « complicités spontanées » qu’elle lui impute. La traque du complot permet aux autorités de combler une volonté vindicative en frappant ceux qui applaudissent le régicide comme autant de blasphèmes. Or, ce sont moins les propos « atroces » qui inquiètent le pouvoir que le constat de l’insinuation de la politique dans le commun du peuple. Même les provocations ne prennent sens et d’abord naissance qu’au sein de banales situations d’interactions. C’est ce jeu social, calé sur les règles de l’échange, qui livre la clef des rumeurs, dont la prolixité déconcerte un pouvoir rivé à la hantise au fond rassurante des émissaires, parce qu’elle restreint l’espace politique à des professionnels de la déstabilisation. Il apparaît en fait que les rumeurs sont ancrées dans la sociabilité ordinaire : la politique fournit des sujets de conversation d’autant plus fréquents que l’incertitude des propos rapportés incite à les confronter à d’autres sources et à d’autres nouvelles. Véhiculer une rumeur ne signifie pas qu’on y adhère mais seulement qu’on participe d’un mode de circulation de l’information. Celle-ci alimente une économie du plausible, qui trouve ses relais dans l’ensemble de la société, paysans et femmes compris. Les élites, libérales aussi bien qu’ultras, s’obstinent malgré tout à dénier au peuple toute compétence politique.

6Distingué par le prix Augustin-Thierry de la ville de Paris, cet ouvrage ne se départ jamais ou presque (p. 212) d’un style impeccablement vernissé. Promis à devenir une référence incontournable pour l’histoire du début du XIXe siècle, ce livre a aussi l’envergure épistémologique, distillée de façon aussi efficace qu’élégante (hormis un usage maladroit de Frantext p. 252), capable de lui assurer un écho plus large. On ne saurait taire non plus le plaisir de lecture offert par les tranches de vie surprises par l’instruction, les portraits en situation d’une autre Comédie humaine : Androphile Mauvais, jeune ex-officier de retour du Champ d’Asile, en rupture de ban social et familial (p. 263), n’est-il pas digne du Charles Bridau de La Rabouilleuse ?

7Aurélien LIGNEREUX

Karine SALOMÉ. - L’Ouragan homicide. L’attentat politique en France au XIXe siècle. Seyssel, Champ Vallon, 2010, 322 pages. « Époques »

8Assez étonnamment, il n’existait pas jusqu’ici d’essai de synthèse de ce niveau sur un phénomène, l’attentat politique, dont l’actualité est évidente, mais dont la profondeur historique est finalement peu interrogée [2]. Dans ce livre, Karine Salomé montre que l’attentat contemporain, essentiellement fils de la Révolution, devient une éventualité relativement familière dès le premier XIXe siècle. En s’appuyant sur l’analyse des événements marquants qu’ont été les attentats de la rue Saint-Nicaise (Noël 1800), de Fieschi (juillet 1835), d’Orsini (janvier 1858), mais aussi des projets et tentatives moins connus qui les entourent et qui jalonnent la période, elle remet ainsi en perspective le moment anarchiste des années 1880 et 1890, souvent perçu comme inaugural dans l’histoire de la violence « terroriste » propre à notre temps. Dès 1800 en effet, l’usage « aveugle » de l’explosif signale une rupture profonde dans l’histoire du meurtre politique, rupture non pas seulement technique mais caractéristique d’un âge démocratique, où la politique ne se confine plus dans les palais ou dans des combats singuliers. Le corps du souverain reste certes la cible principale, ou apparente, de ces « machines infernales », ainsi d’ailleurs que d’une partie des attentats anarchistes eux-mêmes – dont les victimes ne sont jamais choisies entièrement au hasard (forces de l’ordre, clients d’un établissement bourgeois…). L’attentat ne cesse donc pas de toucher au régicide ou à l’assassinat politique « classique », mais il ajoute une dimension plus massive, démonstrative et perturbatrice, qui vise si l’on peut dire un corps politique élargi ou, en d’autres termes, « l’opinion ». Cet élargissement du corps politique rend d’ailleurs toujours plus vain l’attentat comme assassinat – même si la mort du Premier consul ou de Napoléon III aurait sans doute été très déstabilisatrice – tandis que les « victimes innocentes » des bombes se retournent inévitablement contre les « attentateurs », faisant toujours jouer l’attentat au profit du pouvoir qu’il attaque. Dans ces conditions, l’attentat est un acte paradoxal et suicidaire, qui ne peut réussir que dans sa dimension sacrificielle ou « déclarative » ; à cet égard, c’est sans doute Orsini qui a le plus « réussi », si l’on admet qu’il a contribué à faire décider l’intervention française en Italie.

9Alliant clarté et finesse, l’étude saisit les attentats dans toutes leurs dimensions, d’abord en s’affranchissant du récit chronologique à travers quatre chapitres synthétiques, puis (chapitre 5) dans une vue d’ensemble de chacun des grands « moments » considérés : le Consulat, la Monarchie de Juillet, les premières années du Second Empire et la fin du siècle. Dans un premier temps, l’auteure part des événements eux-mêmes comme « carnages », en s’inscrivant dans les courants novateurs de l’histoire de la violence – violence révolutionnaire, certes, mais aussi violence de guerre – et du corps meurtri, et en montrant bien la sidération spécifique que suscite l’attentat à l’explosif et le sentiment croissant d’une « déshumanisation » (ou d’une déshéroïsation) des morts. La consternation laisse place à des « émotions » diverses, parmi lesquelles dominent évidemment l’indignation ou même la colère, dont cependant la mesure précise paraît difficile tant les sources en la matière sont biaisées. La gestion de l’information, la scrutation et le « gouvernement » des réactions, leur exploitation aussi, ainsi que le traitement des manifestations dissidentes, et enfin le « sentiment d’insécurité » provoqué par les attentats, surtout dans les années 1890, sont tour à tour analysés. Le chapitre 3 propose ensuite une perspective originale sur les enquêtes, souvent particulièrement minutieuses, que motivent ces événements à la fois spectaculaires et opaques. Des enquêtes que l’imaginaire du complot nourrit et rend plus compliquées, ou plus ambiguës, tant il est difficile de le circonscrire, quand il ne se retourne pas contre le pouvoir (surtout lorsque l’opposition peut s’exprimer, comme au début des années 1830). Enfin le chapitre 4 s’arrête sur les auteurs d’attentat, permettant à la fois de faire émerger quelques figures, comme le trop oublié Alibaud, auteur en juin 1836 d’un coup de feu contre la voiture royale – et d’un beau discours de justification du régicide, objet d’une censure révélatrice –, et surtout d’analyser le regard du siècle sur un « type criminel » toujours ambigu, et résistant aux élaborations systématiques de la criminologie naissante.

10La récapitulation qui fait suite à ces développements permet de revenir sur le sens de ces actes à la « modernité » paradoxale, au regard de l’évolution des cultures politiques et du répertoire de l’action subversive au cours du XIXe siècle. Ce sens peut être interrogé à trois niveaux : celui des « intentions » de leurs auteurs, sur lesquelles priment souvent les hypothèses, celui des interprétations dominantes au moment où ils surviennent (ce qui appelle un retour sur les formes d’intelligibilité de l’événement et sur les politiques de l’attentat menées par les différents régimes) et celui de l’analyse rétrospective, nourrie par exemple par les travaux de science politique, à partir des classiques de Ted Gurr et de Charles Tilly. C’est sans doute sur la Monarchie de Juillet que la relecture que propose Karine Salomé apparaît la plus novatrice puisque c’est au fond la première étude d’ensemble aussi fouillée des attentats répétés contre les Orléans, où l’on peut voir un sursaut plus ou moins désespéré de l’élan insurrectionnel. Mais, dans la continuité, les pages sur le Second Empire et la résurgence du tyrannicide s’avèrent également passionnantes, ainsi que la synthèse équilibrée sur les attentats anarchistes – gros dossier, évidemment plus travaillé, plus controversé aussi, et plus difficile à traiter à une échelle seulement nationale. Dans tous les cas, l’auteure allie l’exploration de nombreuses sources manuscrites et imprimées aux apports d’une bibliographie très à jour, et mène ainsi à bien, comme le montre une dense conclusion, sa réflexion sur l’histoire politique contemporaine dont la violence « déclarative » reste une dimension fondamentale.

11Gilles MALANDAIN

François GUILLET. - La mort en face. Histoire du duel de la Révolution à nos jours. Paris, Aubier, 2008, 428 pages. « Collection historique »

12On pourrait penser a priori que la pratique du duel, cet affrontement codifié de deux individus visant à défendre leur honneur, est caractéristique de l’Ancien Régime. En tous cas, qu’elle ne saurait correspondre au XIXe siècle, siècle de l’industrialisation, de l’affinement des tolérances à la violence, de l’accroissement de l’État et de la démocratisation. C’est un tort, comme le montre l’ouvrage de François Guillet : le XIXe siècle est au contraire le siècle de la plus grande diffusion et mise en pratique du duel. La dense démonstration qu’il propose comble donc une lacune importante de l’historiographie française, puisque le rituel a déjà fait l’objet de recherches pour les espaces anglo-saxons et germaniques. Dans le cadre d’une histoire à la fois sociale, culturelle et politique, l’auteur multiplie les angles d’approche et les méthodes d’analyse afin de cerner au mieux l’intensité de la pratique, ses déclinaisons sociales et ses significations. La démarche permet alors de déplacer la perspective sur certaines appréciations convenues du XIXe siècle français.

13La pratique du duel connaît donc une intensification à la fin du XVIIIe siècle, mais les rythmes chronologiques sont subtils. Un croisement attentif des sources, souvent discrètes, montre que les duels se multiplient entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1840, que leur fréquence s’atténue ensuite, avant de connaître un regain sous la Troisième République. Le mouvement cache des évolutions. La codification de l’affrontement, élément de définition essentiel, ne cesse de croître au cours du XIXe siècle, au point d’être travaillée dans les années 1880 par de nouvelles pratiques sportives comme l’escrime ou la savate. La violence des bretteurs s’estompe également, les issues fatales se raréfient peu à peu – la dernière mort recensée par duel date de 1903 – et la permanence des combats d’honneur, pourtant attisés par la publicité du régime médiatique, peut paraître ridicule dans les années 1900. Ils restent toutefois une mise en scène. Pratique dramatique par nature, le duel attire les curieux dès le début de la période et constitue un ressort narratif et littéraire très efficace. Avec l’affirmation de la culture de masse dans les années 1860, le thème devient ainsi parallèlement de plus en plus courant dans les journaux ou les romans et sa présence médiatique s’accroît. Le droit et la pratique judiciaire, forcément concernés par ces combats singuliers, participent à cette évolution globale, mais de manière nuancée. Partagés entre le rejet de l’héritage nobiliaire au nom de la pacification sociale et le respect de la liberté individuelle du citoyen pour la défense de son honneur, les débats législatifs du premier XIXe siècle échouent à faire voter une loi ou à inscrire le duel dans la liste des délits du code pénal de 1810. L’« offensive civilisatrice », pour reprendre les termes du débat anglo-saxon sur la question, vient de l’intérieur de l’institution judiciaire, avec l’arrêt Dupin du 29 avril 1837 qui fait jurisprudence. Mais il se heurte aux résistances des magistrats comme aux jurys, qui demeurent finalement sensibles à la définition de l’honneur alors en jeu. Aucune loi répressive n’est votée non plus à la fin du siècle, au nom de l’argument selon lequel la pratique s’éteint d’elle-même.

14L’évolution répond donc à des dynamiques plurielles et croisées. L’ouvrage décrypte les moteurs sociaux et les usages de la pratique. Le monde militaire est par exemple un acteur décisif. Le duel, marque de l’honneur et de la bravoure du soldat, appartient pleinement à ses valeurs et la constitution d’une armée de citoyens après la Révolution constitue un moment particulier de développement du duel, l’apogée étant atteint avec l’Empire. Le retour des soldats napoléoniens et la militarisation de la société au cours du premier XIXe siècle accompagnent ensuite une onde de violence qui parcourt tout le pays. Les lois sur le service universel de 1872 à 1905, en augmentant le nombre de recrues et en diminuant les années de service, modifient la donne. La pratique du duel s’estompe et devient l’apanage du corps des officiers, qui manifestent ainsi leur distinction au sein de l’armée comme du nouveau régime républicain. Le mouvement est proche dans la société civile. Pratique nobiliaire, le duel est vite réapproprié par des groupes sociaux variés au cours du premier XIXe siècle. Avec la « haute société », les classes moyennes urbaines, les gardes nationaux et surtout les étudiants pratiquent le duel. Bien que les ouvriers et les paysans semblent moins concernés, tous contribuent ainsi à la redéfinition des frontières sociales durant la période. Là encore, les usages du duel se rétractent peu à peu. À la fin du siècle, la pratique, devenue preuve de raffinement, se cantonne plus spécifiquement aux couches supérieures de la population (industriels, noblesse, personnel politique, « beau monde », journalistes), dans le cadre des fortes mutations qui affectent le monde des élites. Parmi les duellistes les plus fréquents se trouvent notamment les journalistes et les parlementaires. C’est que la pratique accompagne aussi les transformations de la vie politique. L’extension des duels au début du siècle est en effet indissociable de l’apprentissage de la démocratie : il est un des modes de résolution ordinaires des passions politiques, en opposant des citoyens qui se veulent égaux. À la fin du siècle, avec l’installation du régime républicain, il concerne surtout un personnel politique soucieux de prouver son intégrité morale, dans des combats à vrai dire plus spectaculaires que dangereux. Cette diffusion est également consubstantielle des formes de la virilité qui s’affirme au début du XIXe siècle, marquées par le caractère masculin de la sphère publique en cours d’élaboration, la redéfinition du rôle de l’homme vis-à-vis de la femme ou l’exacerbation des ego. Là encore, cette dimension fondamentale s’émousse dans les années 1900, avec les angoisses de la dégénérescence masculine ou les réappropriations provocantes des féministes duellistes.

15Le début du XXe siècle voit donc une mutation de fond s’engager, que la Grande Guerre va accélérer. L’expérience de la mort industrielle de masse rend vite obsolète, en effet, la pratique et ses valeurs. Non que le sentiment d’honneur s’estompe, au contraire, mais son expression et sa défense passent par d’autres vecteurs. Des duels se pratiquent encore des années 1920 aux années 1960. De manière logique, ils opposent des hommes du monde, souvent des hommes politiques, dans des combats très médiatisés. Les ultimes soubresauts sont provoquées par la guerre d’Algérie, mais ces assauts semblent désormais, de l’avis de tous, anachroniques.

16L’ouvrage s’intéresse donc en priorité à ce basculement de la séquence 1750-1914, marqué par un accroissement, puis un déclin inexorable des duels. La multiplication des angles d’approche et le souci d’épouser la juste chronologie, s’ils entraînent parfois des répétitions, permettent d’éviter une vision trop linéaire et d’insister justement sur les déplacements et les contradictions. Certaines conclusions, fortes, auraient d’ailleurs pu être mieux mises en valeur : la conjonction entre l’atténuation relative de la violence et sa plus grande médiatisation dans les années 1880, souvent pressentie plus que démontrée dans les travaux, apparaît ainsi clairement dans la démonstration. C’est le cas également de celle qui associe ce mouvement avec le vif regain des tensions aux débuts de la Troisième République. L’examen, à partir de ces face-à-face ritualisés, des mutations sociales de l’honneur, de la militarisation de la société au premier XIXe siècle, ou de la mise en lumière des liens entre violence politique et débuts de la démocratisation sont d’autres aspects importants, encore que dans ces derniers cas l’analyse des formes codifiées d’affrontements populaires (ouvriers et paysans) aurait peut-être pu être prolongée pour affiner les découpes proposées. Ce n’est toutefois pas là l’enjeu global de l’ouvrage, qui cherche en définitive, par la comparaison avec les exemples étrangers, à proposer une lecture plus anthropologique de ce mouvement. Face aux explications classiques (développement du droit, affirmation de la bourgeoisie, intériorisation du sentiment de l’honneur), son analyse rappelle ainsi que l’industrialisation, l’instauration du système parlementaire et la fixation des genres provoquent d’abord un regain de la pratique du duel. Elle dégage ensuite d’autres éléments qui aident à la compréhension de son effacement progressif au XXe siècle : la disparition des formes ritualisées de violence, qui sont ainsi compatibles avec une certaine libération de violence dans la Grande Guerre, la maturation du système politique à l’ère des partis de masse ou le lent déclin des contraintes corporelles et l’indifférenciation croissante des sexes qui l’accompagne. Sans doute faudrait-il, par d’autres travaux, préciser les lieux, les rythmes et les domaines d’application de cette ample reconfiguration des normes et des valeurs. Mais de cette manière, cette étude du duel propose une contribution neuve et stimulante à l’analyse toujours délicate d’un processus contrasté de « civilisation ».

17Quentin DELUERMOZ

Pratiques culturelles

Dimitri VEZYROGLOU. - Le cinéma en France à la veille du parlant. Paris, CNRS éditions, 2011, 375 pages. Préface de Pascal ORY

18Ce livre de Dimitri Vezyroglou constitue la version remaniée d’une thèse remarquée, soutenue en 2001 et menée sous la direction de Pascal Ory [3]. Il s’assigne pour objectif de saisir la multiplicité des rapports, économiques, politiques et culturels que la société française entretient avec son cinéma et les images d’elle-même que lui restitue ce dernier à la veille de ces deux ébranlements majeurs qu’ont été l’irruption du cinéma parlant et l’entrée dans la crise des années trente.

19L’ouvrage se consacre d’abord à la « consommation culturelle » en s’attachant à ces « cadres de la réception » que sont les distributeurs, les exploitants et les publics. Une géographie et une sociologie se dessinent au fil des pages qui révèlent la coexistence de deux France du cinéma dont l’une est moderne, urbaine, bien équipée et ouverte aux dernières productions françaises et étrangères quand l’autre, artisanale, reste attachée à une sociabilité populaire traditionnelle. Il découle de ces analyses que le cinéma reste un loisir de masse quand bien même une partie de l’élite parisienne s’y est ralliée. Les développements consacrés au film comme produit technique faisant entrer en jeu les scénaristes, les auteurs, les réalisateurs et les producteurs en minorant les acteurs se révèlent particulièrement novateurs, tout comme ceux qui l’abordent comme un produit économique qu’il importe de protéger contre la concurrence étrangère. Face à la progression fulgurante du cinéma allemand qui s’affirme comme le principal bénéficiaire du recul américain, on envisage ainsi de contingenter l’importation des films étrangers, montre Dimitri Vezyroglou en même temps qu’il souligne la faible attention portée aux structures de distribution du cinéma français et à leurs spécificités, comme la vitalité de petites structures de production et la très grande – peut-être trop grande – dispersion des structures de distribution.

20La deuxième partie de l’ouvrage concerne la production perçue et pensée par les contemporains comme « un enjeu national ». Dimitri Vezyroglou montre comment les économistes de la fin des années vingt se penchent sur cette industrie. Convaincus qu’elle est un pilier du redressement économique de la France qui pourrait contribuer à lui rendre la place qu’elle occupait dans le monde d’avant-guerre, ils tentent d’apporter des réponses qui leur paraissent propres à l’intégrer dans l’activité économique générale. La rationalisation de la production supposerait toutefois une concentration financière et économique qui n’est guère de mise en cette fin des années vingt. Les pages qu’il consacre ensuite aux réalisateurs montrent comment des filtres successifs influent sur le travail créateur : ainsi le filtre littéraire, les exigences du producteur et la multiplicité des contraintes matérielles, morales ou sociales. Malgré la résistance grandissante des hommes de lettres et la prétention fortement affirmée des producteurs, les réalisateurs parviennent à se voir reconnus comme auteurs du film tant sur le plan juridique que sur celui des mentalités. Suivant cette évolution, le cinéma commence également à être reconnu comme un art dont l’image et le montage constituent les fondements.

21Les chapitres réunis sous le titre de « projection nationale » sont consacrés à l’évolution de la relation que les pouvoirs publics entretiennent avec le cinéma et à cet égard, aux occasions manquées. L’immédiat après-guerre a vu s’affirmer l’intérêt accru des pouvoirs publics pour le cinéma, attesté par le fait que le visa d’exploitation est attribué par le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts à partir de 1919 et non plus par celui de l’Intérieur. S’ouvre alors une décennie où les attentes de certains acteurs politiques rivalisent avec la méfiance et la peur de plusieurs autres. Dans sa thèse, Dimitri Vezyroglou s’était attaché aux tenants d’une pédagogie et/ ou d’une propagande renouvelée par le cinéma en insistant sur leur diversité : ainsi, s’agissant des pouvoirs publics, Antoine Borrel qui dépose en 1927 à la Chambre une proposition de loi tendant à la création d’un « Office national du cinématographe » et Édouard Herriot qui fait adopter, en février 1928, un décret visant à libéraliser le statut de l’exploitation, à réformer la censure et à protéger le film français. Il est dommage que des impératifs éditoriaux aient contraint Dimitri Vezyroglou à faire disparaître du présent ouvrage les développements qu’il avait consacrés aux forces d’opposition ou extra-parlementaires que sont alors les communistes, les catholiques et les pacifistes [4]. Les communistes et les catholiques ne disposent pas de la ressource du système scolaire au même titre que les pouvoirs publics. Il n’est pas indifférent que ces tenants d’une nouvelle pratique de la politique, de ce fait contraints à mobiliser d’autres modalités pédagogiques, aient été très sensibles à ces instruments de la culture de masse que sont la manifestation de rue et le cinéma. La disparition de ce pan de la démonstration affaiblit un peu la réflexion sur la question des modernisateurs qui nous était apparue centrale dans la thèse. Restent, du moins, de passionnants développements sur les hésitations des pouvoirs publics.

22En effet, si ces années sont bien celles où l’idée nationale rencontre pour la première fois le septième art, les projets visant à une osmose entre cinéma et propagande sociale et nationale se heurtent pourtant à un pragmatisme politique interdisant tout projet d’envergure à l’heure de la stabilisation financière et à une division de la classe politique face à l’idée d’une irruption du cinéma dans le fonctionnement démocratique. Le ministère des Beaux-Arts professe une méfiance persistance à son encontre. Les élus, communistes en premier lieu, s’opposent à l’introduction de la caméra dans l’hémicycle pour filmer le discours de Poincaré du 2 février 1928 qui se voulait un moment d’unanimité nationale. Le décret Herriot anticipe certaines des mesures qui viendront à maturité dans les années trente mais ne produit pour l’heure que des résultats très en deçà des espérances qu’il avait suscitées dans certains milieux. Et il n’est guère que les catholiques qui soient en situation de produire et de diffuser dans des circuits et selon une géographie spécifiques pour parvenir à s’approprier centralement le cinéma.

23Les tenants d’un cinéma national n’ont pas, de surcroît, les films de leurs ambitions. Dimitri Vezyroglou a choisi d’évoquer cet aspect en intégrant dans chacune de ses trois parties (réception, production, rapport au politique) des chapitres abordant quelques-unes des facettes du rapport que le « film français » entretient avec la société française et la nation. Le découpage adopté n’emporte pas totalement la conviction dès lors qu’il fractionne à la fois l’étude du film comme produit culturel socialement conditionné et celle des représentations de la société française et de l’histoire nationale. Du moins les chapitres concernés rappellent-ils le décalage existant entre l’image projetée et la réalité sociale de la France des années vingt. Le pays et la société représentés à l’écran constituent une image décalée du pays réel dont les éléments les plus structurants que sont la modernisation des infrastructures, l’immigration, l’essor des classes moyennes ou le regain des luttes sociales et politiques se voient évacués au profit d’un représentation demeurée romanesque (chapitre 2) tandis que les images de la modernité, présentée comme une menace pour le corps de la nation, se confondent avec celles du vice et de la perdition (chapitre 5). Le chapitre 8, qui montre ce que les représentations de l’histoire nationale doivent au traumatisme récent de la guerre qui se projette alors sur ces représentations d’un passé plus lointain, contient des analyses d’une grande finesse, qui toutefois ne s’intègrent pas parfaitement au reste de l’ouvrage. L’absence de conclusions accentue le sentiment de ce que les analyses, toujours percutantes, demeurent parfois juxtaposées.

24L’ouvrage n’en constitue pas moins un apport majeur pour l’histoire de la société française face à son cinéma et une contribution solide pour une histoire politique de la France des années vingt. Les années 1928-1929 qui constituent un moment tournant dans l’histoire du cinéma coïncident en effet avec un moment clef dans l’histoire politique de la France. La réflexion de Dimitri Vezyroglou sur la modernisation et les modernisateurs, qui constitue l’un des points forts de l’ouvrage, vient à cet égard compléter utilement les apports d’un colloque intitulé « Autour de l’année 1928 » consacré aux lois Sarraut et Loucheur et à la loi sur les assurances sociales [5]. Elle souligne à son tour comment les questions posées dans le domaine du cinéma autorisent et même appellent une amorce de modernisation qui cependant avorte là comme elle avorte ailleurs. Dans ce domaine comme en d’autres, les modernisateurs n’ont ni le parti de leur politique – d’où le rôle de ces lieux carrefours tels le Redressement français qu’on retrouve en ces pages –, ni les moyens de leurs ambitions. L’irruption du parlant et la crise économique viennent en tout état de cause redéfinir la donne.

25Danielle TARTAKOWSKY

Léonor DELAUNAY. - La scène bleue. Les expériences théâtrales prolétariennes et révolutionnaires en France, de la Grande Guerre au Front populaire. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 284 pages. « Le spectaculaire théâtre »

26Léonor Delaunay nous convie ici à une histoire du théâtre militant de l’entre-deux-guerres qui dialogue avec l’histoire du mouvement ouvrier et du Parti communiste de cette période. Son étude, fruit de sa thèse de doctorat menée sous la direction de Chantal Meyer-Plantureux, se place dans le sillon d’une histoire du « militantisme culturel » que Madeleine Rebérioux avait, ici même, souhaité voir se développer [6].

27L’auteure s’est appuyée sur des sources variées : textes de théâtre, correspondances, périodiques, archives privées, archives de spectacles, iconographie, rapports de police, etc. Sur ce dernier point, l’ouvrage montre encore une fois, s’il en était besoin, la fécondité de ces sources. Avec d’autres parutions récentes [7], il vient enrichir l’histoire du théâtre politique et militant, qu’il s’agisse de ses enjeux, de ses formes, de son organisation, mais aussi de ses limites ; il vient également défricher un terrain resté longtemps peu étudié.

28La « scène bleue » regroupe en réalité nombre d’expériences théâtrales qu’il semble en fait bien difficiles de nommer et de qualifier tant leur intitulé même pose problème. Faut-il parler de théâtre du peuple, de théâtre prolétarien, de théâtre ouvrier, de théâtre révolutionnaire ? Ce n’est pas là seulement affaire de nuances, car ces termes révèlent des divergences idéologiques souvent assez fortes. Par ailleurs, si certaines passerelles peuvent être tracées entre ces différentes expérimentations, celles-ci restent néanmoins isolées les unes des autres, issues à chaque fois d’inventions répondant à une forme de nécessité du moment pour penser la transformation du monde. Ces pratiques dessinent donc davantage un territoire mouvant, qui semble être une constante non seulement dans ces années 1920 et 1930 mais aussi pour tous les théâtres militants. Leur impact, notamment politique mais pas seulement, est lui-même assez ambigu. Les différents groupements se sont approchés des luttes ouvrières, mais ils semblent presque toujours rester « à côté » d’elles et peinent à s’y faire une place à part entière. D’où la difficulté de retracer leurs histoires. L’étude montre bien les grandes difficultés de ce théâtre, difficultés à la fois de moyens et de réception. Ces amateurs ou professionnels pleins de rêves de révolution peinent souvent à trouver une forme d’esthétique mobilisatrice et à rassembler, tant ils peuvent être accusés de sectarisme.

29L’ouvrier n’est pas une figure nouvelle au théâtre dans l’entre-deux-guerres. Il apparaît sur les scènes dans les années 1820-1830, puis son usage se politise à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Néanmoins, l’ouvrage montre que l’entre-deux-guerres est bien une période à part et fourmille de micro-tentatives aux relais parfois importants. L’après-guerre leur donne une coloration plutôt pacifiste et pessimiste, avant qu’elles ne se rapprochent du Parti communiste et ne deviennent plus propagandistes.

30L’auteure nous fait d’abord découvrir des expériences théâtrales qui ont pu être pensées au sein de la sphère syndicale : la CGT avec le théâtre syndical créé en 1920, qui n’aura qu’une durée très limitée, la CGTU avec son théâtre confédéral, installé dans la salle de la Grange-aux-Belles. Les directeurs de ce dernier insistent davantage sur la nécessité d’ouvrir aux adhérents l’accès à des œuvres classiques, et croient à la portée éducative et divertissante du théâtre plutôt qu’à un rôle consistant à « apporter à des camarades, communistes, syndicalistes, anarchistes, révolutionnaires, des sentiments et des idées qu’ils ont déjà » (p. 46). Le répertoire se politise par la suite et, en 1923, le théâtre devient fédéral sous l’égide du PCF et financé par la puissante fédération communiste de la Seine. Un premier glissement s’opère en cette première moitié des années 1920, et le terme de théâtre prolétarien (ouvriériste) vient remplacer celui de théâtre du peuple (visant plutôt à une communion avec le public). Mais la difficulté du « bon » répertoire ne cesse d’être questionnée alors qu’il n’y a pas réellement de réservoir de pièces politiques.

31Le théâtre fédéral a marqué la « scène bleue » avec la création en 1924 de la pièce Le Feu qu’Henri Barbusse a tirée de son célèbre roman, Prix Goncourt 1916, avec un grand succès. Reprise régulièrement, la pièce était mise en scène par Louise Lara, une femme très engagée dans plusieurs tentatives prolétariennes de l’époque. Il est intéressant d’observer qu’il s’agit d’une professionnelle au milieu d’amateurs et qu’elle vient de l’avant-garde : en effet, actrice et metteure en scène, Lara est aussi militante syndicaliste et la co-directrice avec Édouard Autant du laboratoire de recherche Art et action. Cette même tension dans le choix du répertoire et sur la question du renouvellement de la forme traverse d’autres expériences comme celle de la Phalange, qui devient La Phalange artistique en 1923 sous l’impulsion de deux instituteurs militants au PCF, André et Suzanne Palin, puis Phalange Théâtre de la Bellevilloise à partir de 1929. La Phalange artistique tend à concilier théâtre d’art et militantisme. Elle propose des pièces comme Liluli de Romain Rolland, La nuit des veillées de Marcel Martinet ou Hinkemann d’Ernst Toller. La forme est sans cesse questionnée pendant cette première période : elle peut emprunter au mélodrame, au vaudeville (mais pour en faire un vaudeville social), à l’expressionnisme, au drame historique … Le contenu alterne entre les thèmes de la sortie de guerre, d’histoires révolutionnaires, de l’antagonisme des classes ou de l’histoire du mouvement ouvrier.

32Ces expériences se politisent davantage au milieu des années 1920 et sont à mettre en perspective avec l’évolution du Parti communiste par rapport à la question culturelle. Léonor Delaunay met en évidence le poids des influences russes et allemandes au début des années 1930. On peut ainsi évoquer le cas de la Fédération du théâtre ouvrier de France, fondée en janvier 1931 et liée au Parti communiste, qui s’inspire des méthodes d’« action directe » de la Russie du début des années 1920 et met en place un maillage serré entre artistes, lieux et militants. Les activités sont relayées régulièrement dans L’Humanité, où ont été créées les rubriques « Spectacles prolétariens » et « Le théâtre ouvrier ». La Fédération se dote même d’une revue, La scène ouvrière. Elle est enfin liée à tout un réseau de salles qui dessine une géographie théâtrale militante : salles de la Bellevilloise, de la Grange-aux-Belles, et salles de la banlieue rouge, à Ivry, Vitry ou Montreuil par exemple. L’étude montre que nombre de ces lieux sont utilisés par les autres groupements. Néanmoins, malgré l’organisation, cette première période brève de pure propagande n’attire guère de spectateurs, avec ses pièces en forme de sketches avec chœur parlé.

33L’échec de ces théâtres trop « encartés » est patent : Moussinac avec son théâtre d’action international, ses pièces liées à l’histoire russe et soviétique, ne tient pas trois mois. Il semble qu’elles n’aient guère intéressé ni trouvé réellement d’écho en France, pas même au sein des organisations ouvrières. Face aux difficultés de ce théâtre « prolétarien » apparaît un nouveau glissement dans la terminologie qui traduit un débat de fond plus important. Ainsi, la Fédération du théâtre ouvrier de France (FTOF) abandonne un théâtre propagandiste qui n’a pas réussi à trouver son public et où l’ouvrier n’était présent qu’en théorie et s’ouvre au questionnement esthétique en renouant avec le spectaculaire. À l’amateurisme succède aussi une période plus ouverte aux professionnels. Enfin, le chœur parlé est peu à peu abandonné à partir de 1932-1933.

34Grâce aux archives de la préfecture de police, l’auteure a également pu documenter la question qui se pose de la surveillance de ces pièces. Les sources consultées montrent que celle-ci s’accroît à partir de 1927. Une pièce anarchiste autour de l’affaire Sacco et Vanzetti n’a jamais pu être publiée ni représentée. Son thème et la crainte d’un lien entre l’URSS et son auteur Pierre Yrondi alimentent la peur des autorités. La question de la réactivation de la censure se pose même à cette occasion, avant que ne soit agité le risque d’atteinte à l’ordre public pour empêcher la pièce d’être lue et/ou vue.

35Léonor Delaunay termine par les dernières expériences marquantes de sa période, mieux connues, celles du théâtre d’agitation sous le Front Populaire autour du groupe Travail, apparu en 1933 et lié à l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires, et du groupe Octobre, fondé en 1932 et bientôt rejoint par Jacques Prévert, dont les relations au communisme sont plus ambigües. Là encore, les deux groupes, qui participèrent aux manifestations de 1934-1936, proposent des formes totalement divergentes depuis le vaudeville rouge et l’inspiration soviétique pour le premier jusqu’aux influences venant du carnaval ou de la farce médiévale pour le second. Un dernier retournement a lieu sous le Front Populaire. L’idée d’un théâtre du peuple reprend le dessus. En 1935, la FTOF est dissoute et laisse place à l’UTIF (Union des théâtres indépendants de France) qui préfigure le « théâtre populaire » ou « théâtre du peuple » tel qu’il se constitue avec Vilar après la Seconde Guerre mondiale. Cela coïncide avec l’évolution du mouvement ouvrier en matière culturelle qui se détache des formes propagandistes pour aller vers davantage de professionnalisation et la promotion de la relecture populaire des grands classiques pour le peuple. Cela permet d’entrevoir également les clivages qui persistent et semblent organiquement liés à ces formes de théâtre politique.

36L’auteure conclut par l’idée que ces théâtres prolétariens et révolutionnaires évoluent de manière circulaire plutôt que linéairement. Ils sont marqués par une réelle brièveté, de quelques mois à quelques années avec des ruptures et un important déficit de transmission entre les différents groupes. Ils se caractérisent, enfin, par le poids des amateurs en leur sein et un certain isolement, même si des rapprochements entre les uns et les autres ont été tentés. Ces expériences révèlent non seulement une multiplicité de sources d’inspiration, depuis les mystères et les farces médiévales, jusqu’aux expériences russes et allemandes, mais aussi une grande variété des formes esthétiques proposées. La volonté de rompre avec le théâtre bourgeois n’est donc pas que théorique.

37L’ouvrage n’en cache pas moins les limites de ces formes d’expression théâtrales que ce soit dans leur modestie, leur diffusion confidentielle, et le décalage voire la rupture qui les caractérise entre théorie, principes énoncés et pratique. Ces expériences n’ont cependant que rarement atteint le but escompté : les ouvriers ne sont pas aussi nombreux dans la salle que souhaité, la réception est parfois des plus mitigées. Léonor Delaunay a su, avec succès, parvenir à reconstituer toutes ces micro-expériences théâtrales militantes et relever le défi de leur redonner vie.

38Nathalie LEMPEREUR

Marie-Cécile BOUJU. - Lire en communiste. Les maisons d’éditions du Parti communiste français, 1920-1968. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 360 pages

39La photographie d’une « table de la littérature » en couverture de l’ouvrage n’illustre-t-elle pas la singularité des maisons d’éditions du PCF entre 1920 et 1968 ? Mais, au-delà de cette représentation de la diffusion militante, l’auteur a l’ambition de construire l’histoire de ces maisons d’éditions, expérience originale dans la vie politique contemporaine sur une durée aussi longue. Faire de l’édition en milieu communiste un objet historique, c’est à la fois s’intéresser à la formation politique des militants et des masses, comprendre la construction de la culture communiste, que ce soit entre Moscou et la direction du PCF ou entre les traditions politiques et syndicales françaises et les cultures contemporaines, qu’elles soient populaires, ouvrières ou locales. C’est aussi considérer ces maisons comme des lieux de sociabilité « où se fabriquent les œuvres, circulent les idées, se créent et se renforcent des réseaux intellectuels ». En filigrane pourtant, leur singularité affleure, surtout si l’on se réfère aux deux principes constitutifs d’une maison d’édition : la capacité de l’éditeur à être un médiateur et à s’insérer dans des réseaux, et la constitution d’un fonds pérenne.

40Pour mener à bien son projet, Marie-Cécile Bouju s’est appuyée sur un corpus de plus de 3 000 titres entre 1920 et 1970 et, surtout, elle a utilisé les archives disponibles de certaines maisons d’édition comme les ESI et le CDLP aussi bien que les archives policières, celles de la direction du PCF et de dirigeants, les archives littéraires et les archives commerciales, sans oublier de précieux témoignages oraux. En croisant ces différentes sources qui constituent autant de regards sur le monde éditorial communiste, l’auteur retrace très minutieusement et chronologiquement l’histoire de ces maisons entre 1920 et 1968, les replace toujours dans le contexte éditorial français et soviétique, met en lumière les ruptures, suivant un plan le plus souvent ternaire, articulé autour de la production, la diffusion et la question des prescriptions lectorales du PCF, à défaut de pouvoir toujours cerner le lectorat.

41Ainsi, l’ouvrage invite à une lecture linéaire : la compréhension d’une histoire qui commence avec la Librairie de l’Humanité en 1920, une structure à la disposition du PCF et du Komintern, et se termine avec un groupe d’édition ; une histoire largement dépendante des scansions de la vie politique du PCF. Il incite aussi, et c’est une de ses originalités, à comprendre les processus éditoriaux de l’intérieur, et donc à déconstruire l’édifice éditorial communiste en montrant le rôle des « acteurs de l’édition ». Ceux-ci, se voulant éditeurs à part entière, doivent souvent composer avec le contrôle politique soviétique – la bataille des traductions en est une illustration majeure –, avec l’instrumentalisation de la direction communiste française, et se battre contre les maisons d’éditions bourgeoises dont ils essaient pourtant de copier des pratiques, tant est forte leur volonté de s’inscrire dans le monde éditorial et d’être reconnus professionnellement. C’est cette double lecture que nous voudrions ici souligner en nous focalisant sur l’histoire de l’édition.

42En 1920, la production de la Librairie de l’Humanité mêle encore l’héritage socialiste (avec l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès) et la « Petite bibliothèque communiste », signe d’une autre culture politique. La bolchévisation des éditions du Parti passe par le poids croissant de l’Internationale communiste (IC) et par la création de deux nouvelles structures : en 1926 le Bureau d’éditions, de diffusion et de publicité (BEDP) dirigé par Libert Cical et en 1927 les Éditions sociales internationales (ESI), qui éditent les œuvres complètes de Lénine et la littérature romanesque soviétique. Globalement, un pan entier de la culture du mouvement ouvrier disparaît tandis que le poids des brochures politiques dans la production éditoriale communiste atteint 69 %.

43Pendant la période d’ouverture du Front Populaire, même si l’IC pèse toujours, notamment sur la question de la traduction des textes politiques soviétiques, et même s’il n’y a pas de changement de catalogue, des inflexions sont toutefois visibles : d’abord une croissance de la production entre 1935 et 1938, ainsi qu’une augmentation des tirages, ensuite une mutation de l’équilibre entre textes soviétiques et français, qui révèle la naissance d’une littérature communiste française. Dès les années 1930, les acteurs de l’édition montrent, à travers des projets non réalisés, une réelle volonté de diversification passant par l’introduction de la culture générale (collection encyclopédique de brochures, anthologies littéraires pour le lectorat populaire). Enfin, les ESI éditent trois revues, Les Cahiers du bolchévisme, Commune et La Pensée, qui montrent de la part de Moussinac le désir de recourir à des intellectuels et d’asseoir une crédibilité à la fois dans le monde de l’édition, des lettres et des sciences.

44Après la séquence de l’édition clandestine des années noires, dans le domaine politique, entre 1944 et 1956, le PCF s’appuie sur les Éditions sociales qui publient Marx et Engels (42%), les écrits de Lénine et de Staline, mais aussi des écrits français dans des proportions en augmentation constante (de 25% en 1944 à 40% en 1947). Pour l’auteur, les Éditions sociales se démarquent à ce moment-là de la « simple officine de propagande » ; elles publient des ouvrages politiques et non plus seulement des brochures. Cependant, dès cette époque, deux logiques sont à l’œuvre : celle de la direction du PCF qui vise des ouvrages accessibles aux militants et celle des intellectuels communistes, reconnus ou diplômés de l’Université, désireux de réaliser des « éditions scientifiques irréprochables ».

45Dans le « nouvel âge d’or » de l’édition politique que représentent les années 1960, l’auteur montre que les Éditions sociales connaissent un certain nombre de succès, comme les ventes du Manifeste de Marx et Engels. Néanmoins, le contexte politico-intellectuel du PCF comme du reste de la société française remet en cause l’instrumentalisation de l’édition par une organisation partisane. C’est ainsi qu’il faut comprendre le « retour aux textes », notamment marxistes, pratiqué aux Éditions sociales : les exégèses canoniques qui ont longtemps encadré politiquement la lecture sont passées de mode. Si les Éditions sociales s’efforcent de maîtriser leur « corpus de références politiques », Althusser est édité chez Maspero tandis que certaines publications voient le jour dans des « maisons d’édition bourgeoises », telles que celles de Politzer aux Presses universitaires de France.

46Dans le domaine éditorial littéraire, un processus de fusion entre différentes maisons d’éditions (Hier et Aujourd’hui, France d’abord et la Bibliothèque française dirigée par Aragon) aboutit à la naissance des Éditeurs français réunis (EFR) le 20 avril 1949. « Pur produit de la guerre froide », représentant 57 % de la production éditoriale communiste en 1952, cette maison édite principalement des romans de langue française (notamment les romanciers français du réalisme socialiste) et de langue russe. Elle a aussi sa revue littéraire particulière, Europe, dirigée par Aragon. Cependant, dès le début des années 60, elle est affectée par une baisse des ventes et, plus grave encore, par une marginalisation à la fois littéraire et éditoriale. Pour l’auteur, le manque de soutien du Parti, son abandon par les écrivains communistes, et l’image négative du livre progressiste héritée de la guerre froide sont autant de facteurs explicatifs. Ainsi, les ES et les EFR restent fortement implantées dans le champ politique plutôt que dans le champ éditorial, contrairement aux deux maisons d’éditions créatives que sont La Farandole (fondée en 1955 et destinée aux enfants) et le Cercle d’art (créé en 1949), qui parviennent à s’insérer et à être reconnus dans le monde des éditeurs.

47Précieux outil pour comprendre le monde éditorial, le livre de Marie-Cécile Bouju offre plusieurs lectures. Il peut à la fois être lu pour l’apport de connaissances précises sur les structures d’édition communistes inscrites dans l’histoire de l’édition française au XXe siècle, pour mener une réflexion sur les rapports entre parti politique et édition, et plus largement sur la question du livre en tant qu’arme de propagande, enfin sur les prescriptions de lecture. D’autres entrées sont encore possibles : comprendre comment le PCF a pu être le premier éditeur clandestin dans les années noires ; appréhender la question de la diffusion à travers l’évolution du CDLP et tout particulièrement suivre le cheminement d’« une entreprise militante et commerciale » dans les années 30 à une « entreprise commerciale » dans les années 60, tout en se plongeant dans l’exposé de deux exemples symboliques de la culture politique communiste – les modalités de la campagne de diffusion de Fils du peuple et du Précis d’histoire du parti communiste (bolchevik) de l’URSS – ; enfin, suivre le passage de la lecture militante à la lecture publique en milieu communiste.

48Il permet de réinterroger ce que sont les caractéristiques d’une « maison d’édition » dans le champ politique – d’autant plus que le terme, revendiqué par les acteurs, est refusé par la direction du PCF – mais aussi dans le champ éditorial. Ne faudrait-il pas en effet évaluer les maisons d’édition communistes à l’aune d’autres maisons d’édition militantes, dans la sphère des chrétiens progressistes ou de l’extrême gauche, pour éviter le face-à-face avec les seules « maisons d’édition bourgeoises » ?

49Nathalie PONSARD

Martine THOMAS, Gérard GOSSELIN, Yannick MAREC (sous la direction de). - Le dessin de presse à l’époque impressionniste, 1863-1908, de Daumier à Toulouse-Lautrec. Paris, Éditions Jean di Sciullo (Democratic Books), 168 pages

50L’essor de la presse illustrée au XIXe siècle procura aux artistes un nouveau débouché pour leurs travaux, et pourtant rares sont les études sur le dessin de presse, considéré comme un genre accessoire, voire mineur [8]. En réalité, ces œuvres constituent une catégorie importante de la production artistique, ainsi que ce superbe livre le démontre avec clarté. Catalogue de l’exposition du même nom organisée du 5 juin au 30 septembre 2010 à l’Institut national des sciences appliquées de Saint-Étienne-du-Rouvray, c’est en soi un ouvrage remarquable. Son graphisme, que l’on doit à Philippe Bissières, annonce d’emblée son intention de mettre ces images en valeur ; d’ordinaire, ce type de publication est imprimé en noir et blanc sur du papier de mauvaise qualité, et les images sont tronquées, les textes effacés. Dans le cas présent, on n’a pas regardé à la dépense s’agissant du graphisme ou de l’impression. C’est donc un livre d’art à plus d’un titre. Un grand nombre des images sont reproduites deux fois, une fois dans leur intégralité et une fois sous la forme d’un détail agrandi pour mettre en évidence la facture du dessin – ce qui souligne là encore qu’il s’agit bien d’œuvres d’art.

51La thèse de l’ouvrage est que l’étude de ces images enrichira notre connaissance de l’impressionnisme d’une dimension nouvelle. À cet argument, j’ajouterai qu’une telle étude contribuera à notre connaissance de la période dans son ensemble, puisque les images offrent de précieux points de vue contemporains sur leurs sujets et l’actualité. Outre les magnifiques illustrations, le livre contient trois excellents articles. Le premier est signé du peintre Gérard Gosselin, dont la collection de dessins de presse a fourni l’essentiel des pièces exposées. Intitulé « Le dessin de presse : une autre dimension de l’impressionnisme », il fournit un intéressant panorama des différents types de dessins, classés en cinq catégories : les dessins de reportage sur des événements d’actualité, exécutés d’après les descriptions de témoins ; les caricatures ; les scènes de mœurs ; les dessins d’humour, catégorie qui se rapproche de la caricature, mais sans en avoir le « mordant » ; les illustrations de textes littéraires ou scientifiques. Il décrit également, exemples à l’appui, les techniques employées par les périodiques avant l’avènement de la photographie : gravure sur bois debout, gillotage, lithographie.

52Beaucoup de ces dessins de presse étaient en couleur et servaient de « une » percutante à toute une série de périodiques qui devinrent des médias de choix pour les artistes désireux de toucher un large public. Le Journal illustré, par exemple, tirait à 105 000 exemplaires en 1866. Dessiner pour la presse offrait aux artistes liberté d’expression et lieu d’expérimentation, tout en leur procurant une source de revenus réguliers. Gosselin recense les artistes de premier plan qui travaillèrent pour la presse illustrée, et sa liste est surprenante dans la mesure où elle comprend pratiquement tous les grands de l’époque. Si Daumier et Toulouse-Lautrec sont bien connus pour leurs travaux de dessinateurs, des peintres tels que Renoir, Degas, Bonnard ou même Juan Gris et Picasso firent aussi du dessin de presse. L’insertion de brèves biographies de ces artistes, assorties d’un ou plusieurs exemples de leur travail, atteste la pérennité du dessin de presse jusque dans les premières années du XXe siècle.

53L’article de Yannick Marec, « Un témoin des mutations de l’époque impressionniste », le plus long du livre, est un survol historique de la période. Il constitue un bon aide-mémoire pour le lecteur, même s’il ne se penche jamais sur les images qui accompagnent son texte. S’il est intéressant, par exemple, de voir la caricature « Le Vainqueur » d’André Gill illustrer le passage sur la guerre de 1870 (p. 100), le propos aurait pu être enrichi par un commentaire sur l’image elle-même, en plus de la brève notice donnée avec chaque reproduction. Plus encore que les autres illustrateurs, les caricaturistes ont la faculté de créer des images concises qui renvoient simultanément à différents concepts visuels et intellectuels. La qualité du trait (nerveux, agité, rythmé, serein) fait partie intégrante de la signification de l’œuvre, de même que le choix des couleurs et l’utilisation de l’espace, car le contenu s’exprime toujours autant par la forme que par le sujet lui-même. Ainsi, Gill montre « Le Vainqueur » sous l’apparence d’un squelette couronné de lauriers, ses médailles épinglées sur sa cage thoracique. Toute l’image présente un sévère contraste de noir et de blanc, et ses aplats ne sont rehaussés que par la teinte vert pâle des feuilles de laurier et de l’épée tordue du « Vainqueur ». La caricature procède différemment de l’illustration d’événements ou de mœurs, qui suppose une vraisemblance des lieux, des personnages et de l’action. Et cependant, dans ce catalogue, le va-et-vient constant entre les divers types d’images et l’absence de commentaire gomment ces différences et nous incitent à toutes les regarder comme la simple illustration d’événements historiques, comme s’il s’agissait de photographies documentaires.

54Le dernier article, « Petit historique de la liberté de la presse », par Martine Thomas, est un bref mais utile résumé des conditions de travail de la presse tout au long du dix-neuvième siècle. Il fournit un contexte aux images de l’exposition, sans toutefois en commenter aucune en particulier.

55L’exposition et le livre sont à l’évidence tributaires de la collection Gosselin, ce qui explique peut-être l’étrangeté de certains choix ou certaines impasses. Alors que le livre se présente comme un « panorama succinct de l’évolution économique, politique, sociale et culturelle de la France de la fin du Second Empire à la Première Guerre mondiale » (p. 136), la question de la condition féminine est, pour ainsi dire, absente. À l’exception des scènes de genre, les femmes apparaissent dans les rôles que leur attribuent les vieux stéréotypes gauchistes : prostituées, mères opprimées, ouvrières ou parasites de la société (voir, dans ce dernier cas, la caricature violemment misogyne de Jacques Villon illustrant Travail de Zola, p. 135). On aurait pourtant pu inclure bien d’autres images. Ainsi, la création d’un enseignement secondaire public pour les filles en 1879 ou la légalisation du divorce en 1884 donnèrent lieu à une avalanche de commentaires et d’images, certainement aussi importantes que les images de danse ou d’escrime. Une section du livre, « Quelques figures marquantes », propose des portraits et biographies de personnalités de l’époque tels que Courbet, Zola, Hugo, Gambetta ; la seule femme est la journaliste Séverine (Caroline Rémy), mais comme son portrait est le dernier de la série et ne bénéficie pas d’un gros titre en gras comme ceux des hommes (il faut lire le texte en petits caractères ne serait-ce que pour l’identifier), elle devient emblématique de l’absence des femmes dans cette présentation de l’histoire.

56On relèvera plusieurs erreurs factuelles : le premier Salon organisé au Louvre eut lieu en 1699 et non en 1725 (p. 85), et la multiplication de ce type d’expositions fut la conséquence de l’abandon du Salon par l’État en 1880, soit dix ans après la chute du Second Empire évoqué à la même page. Celui à qui l’on doit la plupart des caricatures publiées en France au milieu du XIXe siècle et qui fut l’âme de La Caricature, Le Charivari, Le Journal pour rire, etc., était Charles Philipon et non Philippon (p. 40).

57Malgré ces défauts, il s’agit là d’un ouvrage remarquable, que l’on devrait trouver dans toutes les bibliothèques. Son iconographie constitue un important recueil de dessins de presse et ses articles fournissent une information de base sur cet art négligé, les artistes qui le produisirent, les périodiques dans lesquels leurs images furent publiées et l’histoire politique de la période. Avec ce livre comme guide, on peut espérer que l’avenir nous apportera un approfondissement et un élargissement de nos connaissances, la réintégration de cet art dans l’histoire des arts et la prise en considération de ces images dans l’histoire sociale et politique.

58Patricia MAINARDI (traduction de Céline DENIARD)

Structures de la production intellectuelle

Anna BOSCHETTI (sous la direction de). – L’espace culturel transnational. Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010, 509 pages

59C’est dans la lignée de l’abondante réflexion sur le comparatisme en sciences sociales que s’inscrit L’espace culturel transnational, ouvrage dirigé par Anna Boschetti et présenté comme un « effort collectif d’élaboration théorique et de réflexivité ». Collectif, en effet, est ce livre qui rassemble les contributions de dix-sept auteurs différents, issus des enseignements supérieurs italien, suisse, français, espagnol, allemand, brésilien et californien. Les traditions disciplinaires représentées sont tout aussi diverses. Sept spécialistes des littératures française, italienne et allemande, cinq historiens modernistes et contemporanéistes, trois sociologues et deux professeurs de sciences politiques unissent leurs forces dans cette entreprise. En réunissant ainsi des domaines du savoir « qui d’ordinaire ne communiquent pas », l’ouvrage se veut résolument transdisciplinaire, en cherchant, par l’échange, à enrichir les instruments conceptuels et à constituer « quelque chose comme un champ scientifique unifié, qui permettrait de cumuler les apports à une connaissance transnationale et réflexive de l’espace culturel mondial ». Si les historiens sont minoritaires dans le groupe d’auteurs, la perspective cependant est systématiquement historiciste. De l’étude des Puys amiénois dans les années 1720 aux représentations parisiennes des pièces de Bertolt Brecht, les articles s’étalent sur trois siècles, même si les XIXe et XXe sont les plus représentés.

60L’introduction proposée par Anna Boschetti, solidement documentée et porteuse d’un outillage conceptuel particulièrement rigoureux, se veut un véritable manifeste « pour un comparatisme réflexif ». Elle y rappelle les critiques dont fait l’objet l’approche comparative en sciences humaines et, tout en souscrivant à certaines d’entre elles, rappelle qu’il ne s’agit pas de rejeter le principe même de la comparaison, mais les lacunes ou les excès de sa mise en pratique. L’un des moyens de ce renouvellement réside dans la très étroite circonscription des objets d’étude, dans le recours à une perspective micro-historique – par exemple des trajectoires individuelles –, mais aussi dans un changement permanent d’échelle et dans le choix d’une approche génétique et dynamique, insistant sur « des processus de transformation : passages, transferts, luttes, conflits frontaliers ».

61Si la volonté d’une approche interdisciplinaire et l’insistance sur la notion de transferts culturels n’ont aujourd’hui, fort heureusement, plus grand-chose d’original, la perspective de faire se rencontrer la démarche comparatiste et la théorie des champs culturels est plus intéressante. La figure de Pierre Bourdieu impose sa marque à l’ouvrage, par les références nombreuses à ses travaux autant que par la personnalité de certains contributeurs, souvent présentés comme ses héritiers, d’Anna Boschetti elle-même à Christophe Charle, en passant par Gisèle Sapiro et Louis Pinto. Alors que le concept de champ culturel fait l’objet, depuis plusieurs années, d’un important travail de relecture critique, l’ouvrage apparaît à maintes reprises comme une défense et illustration de celui-ci. Cela ne se fait pas, néanmoins, sans distanciation, la maître d’œuvre du livre rappelant notamment les limites de la datation de l’émergence du champ littéraire par l’auteur des Règles de l’art.

62Après la riche et dense introduction d’Anna Boschetti, qui pose avec minutie les enjeux de la question et les réponses qu’apporte chacune des contributions qui suivent, l’ouvrage propose cinq parties. Dans la première, « Genèse et usages sociaux des catégories de perception », est montré, dans une perspective constructiviste, « comment la structure de l’espace où les agents sont situés et la position qu’ils y occupent orientent leurs perceptions » – la reconstitution des usages sociaux des catégories étant à juste titre présentée comme un préalable indispensable. Une réflexion convergente du rôle de Paris comme instance de légitimation culturelle se retrouve, à l’échelle régionale, dans la contribution d’Olivier Christin sur la disqualification artistique des Puys amiénois à partir de la fin du XVIIe siècle et, à l’échelle européenne, dans l’article de Christophe Charle, qui décrit le capital symbolique de la Ville Lumière, laquelle impose au XIXe siècle un modèle qui en fait le mètre étalon de la modernité théâtrale – ou, pour reprendre l’expression de Pascale Casanova, un autre « méridien de Greenwich ». La contribution de Xavier Landrin évoque, elle aussi, le processus de légitimation culturelle à travers l’évolution du concept de Weltliteratur initié par Goethe, importé en France dans les années 1820 et qui, à partir de là, constitue lui aussi un référent majeur en matière de création littéraire.

63Les trois parties suivantes posent la question de la place respective des agents et de l’espace qui les entoure dans les évolutions culturelles à l’œuvre dans l’histoire. Réagissant à la volonté de nombreux sociologues, en France et aux États-Unis, de rendre aux acteurs, et à leur volonté consciente, toute leur place dans les processus culturels internes aux champs, l’ouvrage rappelle que, s’il est nécessaire de prendre en considération la personnalité des agents, cela ne peut se faire sans l’analyse du monde social qui les précède, les entoure et influence par conséquent leurs actions. Ainsi, dans la deuxième partie, « Intersections et décalages », on met en avant l’étude des agents par le biais de trajectoires individuelles (celles de Paul Bourget et Henry James décrites par Blaise Wilfert-Portal et Anna de Biasio) qui permettent de montrer l’importance des logiques de groupes, de réseaux, autant de « microcosme(s) spécifique(s), dont la structure interne exerce un effet de prisme sur l’expression des intérêts individuels ». C’est le même processus qui explique la résolution votée par la IIe Internationale à Bruxelles en 1891 sur la « question juive » : les prises de position des différents acteurs du débat sont révélatrices de leur positionnement social, idéologique et de leurs intérêts de groupe – ce qui renvoie à l’exemplarité de l’individu telle qu’elle fut si souvent décrite par le genre de la « biographie modale », ainsi que l’ont caractérisée Giovanni Levi et, dans sa lignée, François Dosse. La dialectique entre « l’individuel et le social » (troisième partie) doit donc permettre de dépasser les limites des approches individualistes. La contribution de Louis Pinto cherche à répondre à cette problématique en montrant l’apport des sociologues durkheimiens à la question, par leur relation avec la psychologie. Jérôme Meizoz, lui, met en avant la notion de « posture » pour montrer à quel point l’auteur dépend, dans la construction de la représentation de soi, des conditions créées par l’espace qui l’entoure, notamment la tradition littéraire. De la même manière, les trois contributions de la quatrième partie, « Construire une littérature nationale », celle de Sergio Miceli sur l’Amérique latine, celle d’Antón Figueroa sur la Galice, celle de Gisèle Sapiro sur l’hébreu, montrent qu’il s’agit là de l’un de ces processus de transformation qui impliquent tant l’individuel que le collectif. Il s’agit d’en démonter les mécanismes d’articulation, mais aussi de caractériser rigoureusement les rapports dominant/ dominé entre les différents espaces et modèles culturels.

64La cinquième et dernière partie, qui porte sur les « facteurs, agents et enjeux des transferts transnationaux », tente de répondre à la question de savoir comment le changement devient possible dans le champ culturel. Laurent Jeanpierre décrit ainsi la façon dont a pu se constituer une ébauche d’espace littéraire transnational entre la France et les États-Unis au XXe siècle grâce à des institutions et des acteurs dont la socialisation internationale a été rendue possible par le multilinguisme. Plusieurs éléments d’explication sont donnés. Les innovations techniques constituent une première catégorie. Ingrid Gilcher-Holtey décrit l’importance prise par la photographie dans les spectacles théâtraux montés à Paris par Bertolt Brecht au milieu des années 1950. Le rôle des passeurs culturels et autres « hommes doubles » est également mis en avant, qu’il s’agisse d’intellectuels exilés, comme les philologues allemands Leo Spitzer et Erich Auerbach réfugiés aux États-Unis dans les années 1930, auxquels Pier Carlo Bontempelli consacre sa contribution, ou bien d’un agent littéraire comme Erich Linder dont Giorgio Alberti montre qu’il contribua à la transposition des États-Unis en Italie d’un modèle professionnel tout autant que d’un style littéraire. La dernière contribution, celle d’Anna Baldini, est consacrée aux modalités de réception de l’œuvre de Primo Levi dans différents espaces culturels, et montre l’importance de la prise en compte des « points de vue » qui vont déterminer la façon dont telle ou telle œuvre sera reçue.

65Si la diversité des approches disciplinaires, comme celle des exemples et des espaces nationaux considérés, fait incontestablement la richesse et l’intérêt de cet ouvrage, celui-ci n’évite pas toujours le piège de la dispersion qui guette, c’est la loi du genre, toute entreprise collective. Le rattachement de chacune des contributions à la problématique générale du livre n’est pas toujours aisé pour le lecteur, ce qui ne contribue pas à l’intelligibilité d’une entreprise qui cherche à fixer les règles de l’approche comparative mais aussi à justifier le positionnement du point de vue de la théorie des champs et cette théorie elle-même. Néanmoins l’apport de ce recueil dense et instructif, qui répond parfaitement à la logique de « ce va-et-vient indispensable entre l’histoire des masses et celle des individus » (M. Vovelle), est indéniable dans la définition d’un programme de comparatisme historique.

66Jean-Charles GESLOT

Geoffroy DE LAGASNERIE. - Logique de la création. Sur l’Université, la vie intellectuelle et les conditions de l’innovation. Paris, Fayard, 2011, 270 pages

67L’ouvrage de G. de Lagasnerie s’inscrit explicitement à contre-courant du mouvement de défense de l’autonomie de la recherche qui a récemment provoqué la publication en France, mais aussi bien au Royaume-Uni ou aux États-Unis, d’une série de textes destinés à réaffirmer son importance face aux « intrusions » de l’État ou à la « marchandisation » de la connaissance. Cette période de crise – ou au moins de profondes remises en question – offre plutôt selon lui une occasion de faire le bilan des dernières décennies en matière de productivité universitaire. Point de calculs bibliométriques et autres batailles de « facteurs h » dans les pages de cet ouvrage, cependant. Le constat de G. de Lagasnerie est d’une autre nature ; il vise la force créative que représente « l’Université » aujourd’hui, quasi nulle selon lui. L’essentiel du livre développe un diagnostic des maux dont souffrent, sans le savoir, les universitaires français, et appelle à refonder leur utilité publique sur l’innovation théorique et l’engagement politique. G. de Lagasnerie « se place du côté de la pensée critique et de la recherche d’avant-garde », contre la « recherche qui ne sert à rien et ne change rien » (p. 59).

68Sous-titré « Sur l’Université, la vie intellectuelle et les conditions de l’innovation », ce livre articule ces thématiques dans trois chapitres consacrés respectivement à « l’attitude créatrice », au cas de Michel Foucault et à l’histoire récente (« une autre histoire ») du champ intellectuel. L’introduction et la conclusion qui les encadrent ne sont pas moins développées. L’auteur propose en outre, dans un court texte présenté en annexe, une interprétation audacieuse du discours de P. Bourdieu sur « l’opposition entre la science sociale et la politique », car celle-ci est à la fois « importante et problématique » pour l’argumentation développée dans Logique de la création. Il semble en effet suspect au jeune sociologue que P. Bourdieu, qu’il considère comme un agitateur modèle, ait pu chérir autant l’autonomie de la science. Mais le problème n’est qu’apparent, puisqu’en réalité cet attachement s’inscrivait dans « une stratégie de dénégation » destinée à dissimuler « la radicalité politique de sa démarche » (p. 261, 264).

69P. Bourdieu, M. Foucault, G. Deleuze et J. Derrida sont les brillantes figures que G. de Lagasnerie oppose à la médiocrité de l’actuelle « recherche universitaire » en sciences humaines et sociales et en philosophie. Ce contraste sert à souligner le défaut de créativité scientifique et d’engagement intellectuel dont elle souffre, à cause notamment des efforts de ses membres pour consolider les frontières disciplinaires internes à « l’Université » – sans doute parce qu’il a décidé de « réduire au minimum le caractère local, particulier, singulier des phénomènes [évoqués] », l’auteur ne fait aucune distinction entre universités, et laisse entendre que les chercheurs des autres établissements sont logés à la même enseigne – et celle qui la sépare du reste du monde social. Articuler un appel à l’innovation à une stratégie de décloisonnement (ou de mobilité) est relativement courant aujourd’hui. Mais ce programme prend ici une tournure originale, car il est subordonné à un projet subversif. L’ambition de l’auteur est en effet de contribuer à un « processus de déréglementation et de dérégulation de l’Université et des espaces disciplinaires », afin de sauver la science de « l’organisation académique du savoir » (p. 35). Dans cette perspective, la professionnalisation a constitué une « régression » (p. 39) dans le sens où elle a produit un moule interdisant l’émergence de nouveaux Bourdieu, Deleuze, etc. (p. 47-48). Les biographies de Derrida ou Foucault montrent du reste déjà comment ils ont dû prendre leur distance avec l’Université pour produire leurs (grandes) œuvres. Celles-ci ne doivent rien à l’intégration des acquis de la discipline, bien au contraire : pour G. de Lagasnerie, elles ne reposent que sur l’effort personnel consenti pour s’arracher aux conventions universitaires et disciplinaires (i. e. « le travail collectif, la discussion et l’échange d’arguments », p. 43).

70G. de Lagasnerie insiste sur cet effort personnel, usant d’un vocabulaire du « travail sur soi » dans l’air du temps. Le modèle, c’est l’individu qui « se donne d’autres règles, d’autres normes, d’autres cadres de pensée » (p. 56). Mais l’auteur indique dès l’introduction que cette possibilité (cette « subjectivation ») dépend de l’organisation collective, contrairement à ce que la plupart des études sur les innovations intellectuelles laissent penser, et invite ainsi à saisir en même temps « la singularité et ses conditions de possibilité » (p. 11). Il s’agit de « re-politiser la question de la création », à partir de l’alternative suivante : soit les différentes instances du monde académique, les « représentations et idéologies qui y circulent » sont marquées par une « volonté de régulation » visant à « garantir le sérieux » des recherches, mais, en récompensant l’adhésion au « paradigme dominant », favorisent en réalité « l’inertie, la reproduction à l’identique de l’ordre théorique » ; soit elles s’accordent au désir « de liberté, d’indépendance et d’expérimentation » pour produire « toute une atmosphère d’ébullition collective » permettant à « l’hérésie et l’invention » de prospérer sous la forme d’« œuvres inédites » et déstabilisantes (p. 16-18, 28-29, 32). Le passage d’un monde à l’autre nécessite l’adoption d’une « nouvelle politique de l’Université et d’une nouvelle éthique du savoir ».

71Le premier chapitre, consacré à « l’attitude créatrice », développe l’opposition entre l’auteur innovant et le chercheur intégré. Pour G. de Lagasnerie, ce dernier n’est qu’un animal savant (et docile) « nécessairement coupé des autres espaces disciplinaires possibles », et dont les « structures mentales » sont « superposables » à celles de ses collègues (p. 72, 95). L’essentiel de ce chapitre est une critique des supports organisationnels des frontières disciplinaires – dont la prégnance empêche aujourd’hui de reproduire la démarche d’un C. Lévi-Strauss innovant au contact des linguistes (ou des surréalistes). De la même manière, l’Histoire de la folie est présentée comme une œuvre résultant d’un travail héroïque d’arrachement au champ philosophique de l’époque, sous l’influence de Bataille, Blanchot ou Boulez. Le chapitre 2 raconte comment, en écrivant l’Histoire de la folie, Foucault devient vraiment Foucault : jusqu’alors, il n’était que l’une des « incarnations possibles et programmées » de ce champ (p. 159). Pour saisir la « logique de la création », il faut donc insister sur « les coupures et les ruptures » plutôt que chercher la continuité dans la trajectoire d’un auteur. « Foucault devenu Foucault » renie d’ailleurs ses livres de jeunesse, qui ne sont dès lors plus les siens (« “ses” livres de jeunesse », écrit G. de Lagasnerie).

72Consacré au champ intellectuel et à ses acteurs, le chapitre 3 développe une nouvelle mise en scène de la lutte « entre les forces de l’institution et les forces de la création » (p. 165). Ici, les bonnes revues, ouvertes (la preuve, elles « n’indiquent jamais le rattachement institutionnel de leurs auteurs ») et favorables aux innovations intellectuelles, s’opposent aux « revues académiques » qui uniformisent la production et consolident les frontières disciplinaires. Pour innover, il faut « fabriquer des espaces hétérogènes » où l’on s’expose à l’hétéronomie. Selon G. de Lagasnerie, les conseils scientifiques et autres comités de spécialistes organisant la discussion entre pairs peuvent représenter un frein. Inversement, les exemples de F. Braudel à la VIe section de l’EPHE, ou de P. Bourdieu avec Actes de la recherche en sciences sociales, montrent que « le pouvoir personnel est aussi parfois ce qui autorise des choix audacieux, courageux, permettant de donner leur chance à des personnalités hérétiques ». De même, il faut voir que « l’interconnaissance, l’amitié, les affinités politiques jouèrent un rôle considérable » dans le succès du Centre universitaire expérimental de Vincennes (p. 180-183). Le déclin de ces institutions phares n’est pas imputable aux pressions croissantes du marché éditorial ou du champ médiatique. Si l’EHESS, Critique, Actes ou Liber sont devenues des « chambres d’enregistrement du tout-venant de la production universitaire », c’est bien plutôt à cause de l’autonomisation du monde universitaire, i. e. de « l’emprise de plus en plus grande des logiques institutionnelles et académiques sur la vie des idées » (p. 194, 197).

73De ce point de vue, le processus de professionnalisation de l’Université apparaît comme une entreprise de « destruction de la vie intellectuelle » (selon le titre donné à la conclusion), ayant consacré le conformisme scientifique comme une vertu. L’ampleur des réformes nécessaires pour réparer le mal est énorme : il faut changer les valeurs des universitaires, leur « image d’eux-mêmes », leur « façon de faire de la recherche, de vivre [leur] vie de chercheur, les manières d’écrire et de penser », etc. (p. 200, 209). La conclusion du livre indique la voie à suivre, en invitant à délaisser les échanges entre pairs pour intervenir davantage dans l’espace public. Pour G. de Lagasnerie, le retour en grâce des livres (au lieu des articles) constituerait un signe de ce renversement. Aujourd’hui en effet, le refus des combats à mener dans l’espace médiatique conduit à mépriser les succès de librairie qui ont aussi fait Sartre, Foucault ou Derrida. Le comble est que « de nos jours, il n’est pas rare – et il est même de plus en plus fréquent – que la publication d’un livre en philosophie ou en sciences humaines et sociales porte préjudice à son auteur aux yeux des instances académiques », affirme l’auteur (p. 214). Inversement, la focalisation fétichiste sur les règles de la méthode et la force de « l’idéologie professionnelle du débat rationnel » permettent à des « textes réactionnaires ou conservateurs » d’être discutés le plus normalement du monde (p. 236-237). Cette maladie à laquelle il donne le nom d’« habermassisme généralisé » est selon lui en grande partie responsable de l’atrophie de la recherche universitaire – une « sous-vie intellectuelle » se résumant le plus souvent à « une discutaillerie pseudo-méthodologique et totalement vaine, où l’on dissèque “notions” et “concepts” » (p. 239, 241).

74Ce serait sans doute manquer de fair-play que de reprocher un manque de rigueur empirique à l’ouvrage de G. de Lagasnerie, paru dans une collection d’essais (qu’il dirige). Le livre contient en outre son propre antidote contre la critique, du moins celle d’un collègue, puisque celui-ci pourra toujours être épinglé comme représentant typique du pinaillage à courte vue qu’il dénonce. En même temps, le but des universitaires doit être, selon l’auteur, d’écrire des livres ayant un impact politique. Et pour que celui-ci atteigne son but, il doit convaincre (entre autres) les acteurs de la recherche en sciences humaines. Son argumentation paraît cependant fragilisée par son manque de précision (empirique et conceptuelle), et par la rigidité des couples d’opposition qui la fondent. L’auteur est certain de la régression qualitative de la recherche universitaire, lors des dernières décennies – notamment parce qu’il ne trouve pas de successeurs aux innovateurs qu’ont été P. Bourdieu, M. Foucault, G. Deleuze ou J. Derrida (soit dit en passant, il n’est pas sûr que ces derniers aient partagé son dédain pour la discussion sur les concepts, notions et méthodes). Mais l’invocation de ces cas exceptionnels – dont l’apport est diversement apprécié, il faut le noter – ne suffit pas à persuader que tout doit être subordonné à la recherche de l’hérésie dans la production universitaire. Il y a sans doute d’autres espèces de créateurs, et d’autres bonnes dispositions à l’innovation que l’allergie disciplinaire qu’ils incarnent dans ce livre. Le schéma auquel se tient G. de Lagasnerie ne leur laisse aucune place : dans la discipline, point de salut. Les règles du jeu disciplinaire et universitaire (la liaison est implicite) interdisent l’innovation. Ces conceptions sont étonnantes, la plupart des auteurs considérant justement la discipline comme une matrice pour l’innovation scientifique, même si elle suppose des règles de conformité qui ont pu, certes, heurter les étudiants de première année de Feyerabend, Schopenhauer ou Adorno, cités p. 202-205. Elles sont aussi trop étroites pour donner de la consistance aux déclarations d’intention du sociologue, qui s’intéresse à « la logique de la création telle qu’elle est à l’œuvre […] à chaque fois que quelque chose de nouveau est inventé » (p. 111). Le choix de partitions aussi exclusives, à la fois du point de vue synchronique (l’innovateur libre versus les moutons disciplinaires) que diachronique (le véritable Foucault versus le jeune Foucault) permet à l’auteur d’annoncer une méthodologie originale (« on ne peut bien expliquer l’inédit que par l’inédit et l’événement que par l’événement », p. 163), mais suscite tellement de questions qu’il fait regretter des options analytiques plus traditionnelles (disons académiques). La lecture du livre fait souvent penser à la célèbre histoire drôle dans laquelle un fou est censé s’accrocher à son pinceau lorsqu’on lui emprunte l’escabeau qui lui permet de repeindre le plafond. On s’interroge notamment sur le paradoxe qui consiste à vouloir faire de l’« Université » une collection d’isolés volontaires (puisque l’innovation résulte par définition d’un processus d’isolement : « la production d’une recherche inédite et hérétique exige de se donner à soi-même d’autres règles », p. 56), à y voir régner les hérésies. Comment organiser la rupture avec l’organisation autrement que comme une parenthèse ? G. de Lagasnerie évoque le remplacement des « communautés académiques » par des « communautés créatrices ». Mais si « les communautés créatrices se constituent contre les communautés académiques, lesquelles se constituent, à leur tour, contre les communautés créatrices » (p. 99), comment celles-ci pourraient-elles survivre à celles-là ? Car l’idée que la multiplication des individus rejetant les conventions disciplinaires produise par elle-même des liens communautaires susceptibles de refonder l’institution universitaire semble appartenir à un monde parallèle.

75Morgan JOUVENET

Notes

  • [1]
    S. Guicheteau, La Révolution des ouvriers nantais. Mutation économique, identité sociale et dynamique révolutionnaire (1745-1815), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
  • [2]
    Voir également G. Malandain, G. Mazeau et K. Salomé (dir.), « L’attentat, objet d’histoire », La Révolution française. Cahiers de l’IHRF, 1/2012.
  • [3]
    D. Vezyroglou, Essence d’une nation. Cinéma, société et idée nationale en France à la fin des années vingt, Université Paris-I – Panthéon-Sorbonne, 2001.
  • [4]
    Ces développements ont été publiés par ailleurs. Voir en particulier Revue d’histoire moderne et contemporaine, 48-4, octobre-décembre 2001, et 51-4, octobre-décembre 2004.
  • [5]
    Vie sociale, numéro spécial « Autour de l’année 1928. Le social et l’urbain », n°3-4, 1999.
  • [6]
    Voir M. Rebérioux (dir.), Culture et militantisme en France de la Belle Époque au Front Populaire, Le Mouvement Social, n°91, avril-juin 1975.
  • [7]
    Par exemple : J. Ebstein, Ph. Ivernel, M. Surel-Tupin et S. Thomas (éd.), Au temps de l’anarchie, un théâtre de combat (1880-1914), préface d’A. Badiou, Paris, Séguier Archimbaud, 2001, 3 vol. ; O. Neveux, Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2007.
  • [8]
    Une exception digne d’être signalée : la thèse de L. Bihl, La grande mascarade parisienne. Production, diffusion et réception des images satiriques dans la presse périodique illustrée parisienne entre 1881 et 1914, sous la dir. de C. Charle, Université Panthéon-Sorbonne, 2010, 4 vol.
  1. Histoires politiques et culturelles de la violence
    1. Gilles MALANDAIN. - L’introuvable complot. Attentat, enquête et rumeur dans la France de la Restauration. Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, 334 pages. « En temps & lieux »
    2. Karine SALOMÉ. - L’Ouragan homicide. L’attentat politique en France au XIXe siècle. Seyssel, Champ Vallon, 2010, 322 pages. « Époques »
    3. François GUILLET. - La mort en face. Histoire du duel de la Révolution à nos jours. Paris, Aubier, 2008, 428 pages. « Collection historique »
  2. Pratiques culturelles
    1. Dimitri VEZYROGLOU. - Le cinéma en France à la veille du parlant. Paris, CNRS éditions, 2011, 375 pages. Préface de Pascal ORY
    2. Léonor DELAUNAY. - La scène bleue. Les expériences théâtrales prolétariennes et révolutionnaires en France, de la Grande Guerre au Front populaire. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 284 pages. « Le spectaculaire théâtre »
    3. Marie-Cécile BOUJU. - Lire en communiste. Les maisons d’éditions du Parti communiste français, 1920-1968. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 360 pages
    4. Martine THOMAS, Gérard GOSSELIN, Yannick MAREC (sous la direction de). - Le dessin de presse à l’époque impressionniste, 1863-1908, de Daumier à Toulouse-Lautrec. Paris, Éditions Jean di Sciullo (Democratic Books), 168 pages
  3. Structures de la production intellectuelle
    1. Anna BOSCHETTI (sous la direction de). – L’espace culturel transnational. Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010, 509 pages
    2. Geoffroy DE LAGASNERIE. - Logique de la création. Sur l’Université, la vie intellectuelle et les conditions de l’innovation. Paris, Fayard, 2011, 270 pages
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2012
https://doi.org/10.3917/lms.240.0137
Pour citer cet article
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