CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Luc est un jeune homme de vingt-cinq ans environ qui possède un Brevet d’études professionnelles (BEP) en menuiserie et un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) en ébénisterie. Il souhaite trouver un contrat avec un artisan. Après avoir assisté à toutes les séances de préparation, il se présente aujourd’hui dans le bureau de Juliette, une conseillère chargée de la relation avec les entreprises, pour procéder à des candidatures spontanées par téléphone. Luc se lance, le visage crispé et les mains tremblantes. Le premier menuisier contacté ne répond pas. Le jeune homme décide alors d’appeler l’un de ses anciens employeurs mais l’artisan lui répond ne rien avoir pour lui. Luc paraît éprouvé. Lorsqu’il raccroche, il s’exclame : « Ça fait depuis septembre qu’ils disent qu’il n’y a pas de boulot ! Ils ne prennent plus du tout d’intérimaire ! » Sa conseillère lui explique qu’il y a « une grosse chute d’activité » et lui propose de faire un autre essai. Le jeune homme recommence les appels téléphoniques et semble alors plus sûr de lui. Juliette continue néanmoins de lui souffler les questions qu’il doit poser. Luc les reprend. Alors qu’elle lui dit puis lui écrit en gros sur une feuille « déposer le C.V. », il lui fait signe des yeux pour lui dire que c’est bon. Il poursuit sa conversation téléphonique avant de conclure : « O.K., je vous déposerai mon C.V. » Juliette lui dit : « Quand ? ! », mais Luc a déjà raccroché et nous explique qu’il y a une possibilité de contrat à durée déterminée (CDD) de « trois mois pour commencer » à partir du mois d’août. Il semble avoir repris courage et lorsque Juliette lui conseille d’aller vite déposer son C.V., il répond : « Je vais y aller là en rentrant » (3 avril 2011).

2Derrière l’apparente banalité de cet échange, la scène décrite donne à voir la manière dont l’encadrement agit sur les personnes suivies à la mission locale. Luc hésite et peine à se mettre en valeur lors des premières séances de l’atelier. Puis il prend de l’assurance, se rend compte qu’il est capable de candidater et prête progressivement moins d’attention à ce que lui dit sa conseillère précisément parce qu’il sait comment faire.

3En jouant le rôle d’intermédiaire entre, d’une part, le monde du travail et le marché de l’emploi et, d’autre part, une catégorie difficilement employable de la population, les missions locales déploient une forme d’encadrement spécifique pour des jeunes âgés de 16 à 25 ans déscolarisés et sans emploi. Cet accompagnement vise non seulement à les rendre conformes aux attentes des éventuels patrons, mais aussi plus largement à obtenir une forme de normalisation fondée principalement sur l’ajustement des espérances et des chances d’insertion professionnelle [1]. Il s’inscrit également dans l’évolution plus large qu’ont connue les politiques d’insertion : « un processus d’individualisation reposant sur l’investissement des biographies individuelles [2] », une contractualisation fondée sur l’évaluation de l’engagement de la personne suivie et sur l’idée que les droits sociaux sont la contrepartie d’une responsabilisation des individus [3].

4Toutefois, la pédagogie qu’offre la mission locale vise aussi à améliorer la vie de ceux qui y sont inscrits, que ce soit par les droits que les conseillers apprennent aux jeunes à faire valoir [4] ou par les aspirations que les entretiens de suivi ou les différents programmes d’orientation professionnelle visent à faire émerger [5]. L’encadrement joue ainsi comme cadrage normatif distinguant des choix acceptables de ceux qui ne le sont pas. Il fonctionne également comme gouvernement puisqu’il tente aussi d’orienter le comportement des personnes inscrites [6]. Le travail des conseillers agit donc sur la vie de celles et ceux qu’ils suivent. Il constitue certes une forme de surveillance, de contrôle et de disciplinarisation des individus, mais il serait réducteur de l’analyser sans le rapporter aux valeurs au nom desquelles l’institution en question met en œuvre ce pouvoir de contrôle [7]. Or, dans le cas de la mission locale, l’action qui s’exerce sur les personnes qui y sont suivies vise aussi à façonner des capacités et des dispositions nouvelles qui en feront des adultes accomplis et acceptés parce que normés.

5En ce sens, les analyses proposées dans cet article prennent pour objet la pédagogie des conseillers et les contraintes qu’elle impose pour mettre en lumière les formes d’émancipation susceptibles d’être produites aussi. En d’autres termes, elles s’attachent à mettre en relation les processus d’assujettissement, les attitudes que ces derniers visent à produire et les possibilités de réappropriation qu’ils offrent [8] en les replaçant dans le contexte général des évolutions, notamment normatives, qui touchent ce dispositif d’accompagnement à l’emploi.

6L’enquête ethnographique sur laquelle repose cet article s’est principalement déroulée entre 2011 et 2012 dans une mission locale d’une grande ville de la région parisienne, appelée Doucy pour des raisons d’anonymat et de confidentialité [9]. Le champ d’action de la mission locale couvrait à la fois les villes du département qui concentrent une forte population étrangère ou d’origine étrangère et des zones plus rurales. Si les caractéristiques de ces deux zones diffèrent, l’ensemble du département souffre d’un taux de chômage légèrement plus élevé que celui de la région Île-de-France. Il était pour le premier semestre 2011 étant de 9,2 % pour le département contre 8,1 % pour la région. Par ailleurs, toujours en 2011, 11,3 %, des 15-24 ans étaient sans emploi dans ce département contre 10,8 % pour l’ensemble de la région [10]. En 2008 et 2010, le nombre de chômeurs pour la seule ville de Doucy a connu une augmentation de 31,9 % [11].

7Dans leur grande majorité, les jeunes inscrits à la mission locale sont originaires d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne, des Antilles et d’Asie du Sud-Est. Certains d’entre eux ont une licence, un CAP, un BEP ou un « bac-pro ». D’autres ont quitté le système scolaire sans aucun diplôme. Beaucoup d’entre eux vivent encore chez leurs parents. Certains sont dans des foyers d’accueil où ils ont été placés parce qu’ils subissaient des violences ou des mauvais traitements au sein de leur famille. D’autres enchaînent les solutions temporaires de logement. D’autres encore ont eux-mêmes déjà des enfants et cherchent à trouver ou à conserver un logement. Plusieurs d’entre eux sont suivis par d’autres services sociaux la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ou par des services psychiatriques.

8En moyenne 2 000 jeunes sont inscrits à la mission locale où l’enquête de terrain s’est déroulée et, en 2010, 1 741 suivis ont été assurés par les conseillers. Depuis 2001, ce dispositif d’aide au retour à l’emploi est organisé en secteurs. Les cinq conseillers généralistes du pôle « accueil » ont la charge d’accueillir, d’inscrire et d’orienter toutes les personnes qui se présentent. Ils assurent en moyenne chacun 400 suivis par an. En revanche, les conseillers des différents services spécialisés ont sous leur responsabilité une quarantaine de jeunes par an.

9Le service m’a accueillie quotidiennement de mars à juin 2011. J’ai d’abord suivi le travail des conseillers généralistes en étant présente au guichet du pôle « accueil », en étant présente aux réunions d’information à destination des nouveaux inscrits et aux entretiens de suivis. J’ai également observé les différentes réunions d’équipe et le travail des conseillers spécialisés, notamment en prenant part à un parcours d’orientation professionnelle (POP), en assistant à des entretiens réalisés avec des jeunes bénéficiant de suivis plus personnalisés, en aidant à la réalisation de plusieurs ateliers direct-emploi et en participant aux réunions avec les « parrains [12] » de la mission locale. Cette première phase d’immersion a été ensuite complétée d’octobre 2011 à novembre 2012. J’ai pris part à différentes réunions, notamment entre des représentants de la mission locale et certains des organismes publics financeurs de ce dispositif. J’ai également participé à un atelier consacré à la redéfinition des valeurs de la mission locale. Outre plusieurs entretiens réalisés avec des conseillers et des membres de la direction, j’ai présenté certains résultats de mon enquête lors d’une séance de restitution faite à l’ensemble de l’équipe.

10Ma présence a été très bien reçue par la direction comme par les conseillers. Ces derniers ont tous accepté que j’assiste aux entretiens de suivi et aux débriefings de l’équipe, me présentant aux jeunes comme une collègue et m’intégrant aussi à leurs pauses café ou à leurs déjeuners. Plusieurs d’entre eux m’ont dit compter sur moi et attendre que mes analyses apportent un témoignage sur leurs conditions de travail ou leur fournissent une aide dans les conflits qui ont pu les opposer à la direction.

11Si j’ai pu également rencontrer certaines des personnes inscrites à la mission locale à l’occasion d’ateliers ou de programme d’orientation professionnelle, c’est essentiellement en suivant le travail des conseillers que j’ai tenté de saisir le fonctionnement de ce dispositif d’aide au retour à l’emploi. C’est donc en prêtant attention aux tensions qui traversent ce métier et aux formes de réajustements auxquelles les professionnels doivent se soumettre que je me suis attachée à comprendre l’effet de leur action sur les jeunes. De ce fait, mes analyses saisissent les formes de réappropriation ou d’accommodements que les jeunes mettent en œuvre ou les formes d’émancipation qu’ils manifestent, sans pour autant pouvoir se prononcer sur le degré ou la profondeur de ces transformations.

(Re)mettre aux normes

12Les conseillers de mission locale conçoivent leur action comme devant porter à la fois sur l’élaboration du projet professionnel des personnes qu’ils suivent, sur leurs conditions sociales et matérielles dans lesquelles elles se trouvent et, plus largement, sur la posture qu’elles adoptent face à telle ou telle situation. Ils revendiquent ainsi la part éducative de leur travail et justifient les contraintes imposées à la fois par le bien qu’elles sont censées produire sur les jeunes suivis et par la dimension sociale qu’elles donnent à leur métier.

Accompagner vers l’emploi

13La création des missions locales en 1982 s’inscrit dans le contexte plus large, consécutif à la crise économique des années 1970, qui a vu non seulement l’émergence et la généralisation de la catégorie de « jeunes chômeurs » mais aussi l’imposition d’une analyse concevant le chômage des jeunes comme la conséquence de leur inadaptation aux exigences du marché de l’emploi [13].

14Les missions locales ainsi que les Permanences d’accueil, d’information et d’orientation (PAIO) ont été créées par l’ordonnance du 26 mars 1982. Ces dispositifs d’aide au retour à l’emploi répondent aux préconisations d’un rapport rédigé par Bertrand Schwartz à la demande de Pierre Mauroy, alors Premier ministre, intitulé L’Insertion professionnelle et sociale des jeunes. Dans la mesure où le chômage des moins de 25 ans prend une ampleur inédite, ce rapport appelle à l’instauration d’une politique d’insertion professionnelle et sociale reposant principalement sur des structures locales mises en place dans le cadre d’une nouvelle politique de la ville.

15Réparties sur l’ensemble du territoire, les missions locales et les PAIO dépendent, au niveau national, de la Délégation interministérielle d’insertion des jeunes, elle-même rattachée au ministère du Travail. Leur rôle et leurs attributions ont été renforcés par la loi du 19 décembre 1989 qui crée dans le même temps le Conseil national des missions locales, organe consultatif paritaire regroupant les représentants des missions locales et des ministères. Avec la loi quinquennale du 20 décembre 1993 qui décentralise la formation professionnelle des jeunes, les Conseils régionaux deviennent, aux côtés de l’État et des collectivités territoriales, les principaux acteurs et financeurs de ce dispositif d’accompagnement à l’emploi.

16Les missions locales sont conçues comme une structure d’intervention globale qui articule insertion professionnelle et insertion sociale. D’une part, elles accompagnent les personnes inscrites dans la mise en œuvre de leur projet professionnel, en les aidant à répondre à des offres d’emploi, en les invitant à suivre des formations ou en orientant les jeunes « les plus éloignés de l’emploi » vers d’autres structures publiques, comme les plates-formes de mobilisation ou les espaces dynamiques d’insertion, qui aident à l’élaboration du projet professionnel. Avec l’évolution du marché du travail, les missions locales placées en zone urbaine accueillent majoritairement des jeunes issus de la classe ouvrière et plus généralement des classes populaires. Ces couches sociales ayant été aussi largement alimentées par l’immigration de travail – originaire notamment d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne –, les jeunes qui se présentent à la mission locale sont le plus souvent issus de familles immigrées et racialisés [14] comme « noirs », « arabes » ou « maghrébins ». Dans la mesure où les descendants d’immigrés racialisés sont plus fortement touchés par les discriminations à l’emploi [15], la majorité des jeunes reçus à la mission locale est susceptible d’être victime de ce type de traitement [16] et la mission locale a aussi pour but non explicité de lutter contre cette forme d’inégalité. D’autre part, les missions locales assurent un suivi social plus large. Le point santé oriente les jeunes vers d’autres services médicaux tout en assurant une permanence psychologique. Les chèques-mobilité leur permettent d’utiliser les transports en commun.

17Le fait de se concevoir comme « un guichet unique » offrant un accompagnement global donne aux missions locales leur spécificité en rompant avec la politique seulement centrée sur l’insertion professionnelle qui avait été celle du « Plan Barre » de 1976 et du Plan pour l’emploi des jeunes de 1977. C’est pourquoi les conseillers revendiquent « la part sociale de leur action » comme la valeur de leur métier. Nombre d’entre eux aiment d’ailleurs à rappeler que c’est cet aspect de leur travail qui les a amenés à choisir ce service public de l’emploi parce qu’il est indissociable d’une action éducative plus large censée rendre plus « employables » les jeunes qu’ils suivent.

Rendre responsable

18Engagée depuis un an environ sur un contrat à durée déterminée comme conseillère, Cécilia a moins de trente ans. Même si elle ne souhaite pas faire toute sa carrière en mission locale, elle aspire à une forme de stabilité et souhaite voir son contrat pérennisé. Lorsqu’elle explique en quoi consiste son travail, elle procède en le distinguant de ce que font d’autres collègues ou d’autres professions proches, comme les éducateurs spécialisés, avec lesquelles elle a été amenée à collaborer. Ce discours s’explique par le contrat précaire sur lequel Cécilia a été embauchée. Il permet néanmoins de voir comment elle met en œuvre la visée pédagogique de sa pratique. D’après elle, certains de ses collègues peuvent faire preuve d’une attitude qui s’oppose à l’objectif d’éducation des jeunes. Incapables de se conformer aux règles qu’ils essaient d’imposer, ils ne parviennent pas à contrôler les comportements transgressifs des jeunes qui ont « de gros problèmes de respect ». Elle décrit comment, lors d’un voyage en Espagne, certains éducateurs, systématiquement en retard alors qu’on exigeait des jeunes d’être ponctuels, lui auraient rétorqué qu’ils ne faisaient pas « le même boulot que les conseillers » parce qu’ils étaient « proche[s] des jeunes ».

19Sa manière de procéder s’apparente donc à une tentative pour trouver la bonne distance qui permet de « poser un cadre » et amène les personnes qu’elle suit à agir en adultes. À la différence de ces mêmes éducateurs, Cécilia pense que « [son] boulot, c’est de ne pas être déçue ». Cela signifie d’une part que la relation qu’elle instaure avec celles et ceux qu’elle suit ne se situe pas sur le plan affectif et que, d’autre part, elle se prémunit des illusions qu’elle pourrait se faire, notamment en n’accordant pas trop rapidement sa confiance. Il faut donc que celles et ceux dont elle a la charge gagnent cette confiance, notamment en donnant les preuves de leur capacité à être responsables. Ce sens de la responsabilité, Cécilia l’évalue en voyant si les inscrits dont elle a la charge du dossier sont ponctuels et assidus. Elle met à l’épreuve leur engagement en voyant s’ils se renseignent d’eux-mêmes sur les offres de formation et sur les financements dont ils peuvent bénéficier. Cette éducation à la responsabilité qu’elle conçoit comme l’opposé de la posture empathique qu’adoptent certains de ses collègues sert à séparer les jeunes sérieux de ceux qui « ne viennent que pour les aides » et qui prennent la mission locale pour « une banque [17] ».

20De leur côté, les personnes qu’elle suit doivent ainsi comprendre le bien-fondé de règles comme la « ponctualité », la « discrétion » et le « respect des autres », et voir en quoi il serait de leur intérêt de faire siennes ces valeurs. Elles doivent aussi être capables de prendre des initiatives tout en continuant à faire appel aux conseils et à l’encadrement que leur offre ce dispositif. Après l’entretien qu’elle a eu avec Linda, une jeune fille qui souhaite devenir éducatrice, Cécilia m’explique que cette dernière ne prend pas suffisamment les choses en main. Lorsque je lui demande : « Linda veut être éducatrice, n’est-ce pas ? », Cécilia répond : « Oui, mais gentiment ! » avant d’ajouter qu’elle serait « confuse » et ne « parvien[drai]t pas encore à se projeter ». En revanche, à propos de Fabien, Cécilia souligne que c’est « un jeune tellement autonome » qu’elle a renoncé à l’inscrire dans un programme de suivi spécifique et plus personnalisé comme le Plan local d’insertion par l’emploi (PLIE). Elle lui reproche toutefois aussi cette autonomie. Fabien a alors beau insister sur le fait qu’il s’est porté candidat à trente offres d’emploi – « Au moins on ne pourra pas me dire que je ne postule pas » –, Cécilia lui rétorque : « Je sais que vous venez beaucoup à la mission locale pour consulter des offres et que vous êtes motivé, mais je ne vous ai pas beaucoup vu aux entretiens. »

21Les jeunes sont censés encore dépendre de la structure que leur offre la mission locale et s’en tenir au cadre que leur impose leur conseiller. Les entretiens de suivis ou les ateliers de recherche d’emploi permettent aux professionnels d’évaluer le degré d’intériorisation par les inscrits des valeurs et des dispositions auxquelles la mission locale souhaite acculturer ces derniers. Néanmoins, c’est paradoxalement en rendant compte à leur conseiller de ce qu’ils sont (en train de devenir) que les jeunes sont censés mettre en évidence leur degré d’autonomisation et leur capacité à faire sans leurs conseillers. Or, outre la tension entre dépendance et émancipation inhérente à toute relation éducative, on voit dans ce cas comment la manière même dont se conçoit le processus éducatif sert également à justifier l’existence de l’institution. Aux yeux des professionnels, elle doit être non seulement utile mais nécessaire ; ce que l’attitude de Fabien pourrait mettre en question.

Apprendre à savoir ce que l’on veut

22L’ensemble de la pédagogie offerte par la mission locale repose sur l’idée d’un engagement volontaire des personnes qui y sont inscrites. Elles peuvent certes y avoir été orientées par d’autres services sociaux, mais rien ne les oblige à s’inscrire, à y rester ou même à prendre régulièrement rendez-vous avec leur conseiller. Elles doivent ainsi manifester leur volonté de s’engager dans le suivi ou les formations que ce dispositif leur offre et c’est précisément sur cela qu’elles sont évaluées.

23En outre, le travail éducatif mené par les conseillers vise à faire apprendre aux jeunes à vouloir, en les amenant notamment à hiérarchiser leurs envies et à verbaliser leurs volontés et leurs capacités, de façon à ajuster de manière « réaliste » leurs espérances professionnelles. Les premières séances du Parcours d’orientation professionnelle (POP) ont pour objectif d’apprendre aux jeunes à mieux se connaître afin de déterminer plus précisément le type de formation ou d’emploi auquel ils peuvent postuler. On attend qu’ils décrivent ce qu’ils aiment faire ou pas ou ce qui, dans un métier précis, les attire et leur déplaît. Lors de son rendez-vous avec Firmin, Julien, un des conseillers chargés du PLIE, lui demande de classer par ordre de préférence les offres qu’il lui a mentionnées et de spécifier les différences qu’il peut y avoir entre ces propositions. L’apprentissage d’un nouvel ethos passe ainsi par une éducation à vouloir autrement, principalement en étant capable de sélectionner les offres et de les hiérarchiser selon ses capacités et son profil. Cette manière de procéder vise à affiner la motivation des jeunes pour leur donner les moyens de s’orienter. Elle permet également aux conseillers de mesurer de manière constante à la fois la capacité que les personnes suivies ont acquise et l’effort qu’il leur reste à fournir.

24Outre les listes « j’aime faire/je n’aime pas faire », les conseillers utilisent d’autres outils développés par le management, comme le RIASEC, une typologie établie par John Holland qui distingue six types de profils au travail (réaliste, investigateur, artistique, social, entrepreneur, conventionnel). Ils amènent également les personnes inscrites à réfléchir sur la notion de « compétence » en distinguant « savoir » et « savoir-être ». Cette reprise de la théorie managériale explicite la position dominée qu’occupe la mission locale en tant que service public de l’emploi prenant en charge une catégorie de la population conçue comme difficilement « employable ». Renvoyés à une sorte d’illégitimité, les conseillers ont d’autant plus tendance à considérer les théories managériales comme le principal mode d’acculturation (des jeunes et d’eux-mêmes) à l’entreprise. Toutefois, selon le parcours des conseillers et leur positionnement politique, le recours à ce type d’exercice révèle des usages différenciés qui visent également à produire plus qu’une simple stratégie de recherche d’emploi ou qu’une acculturation aux valeurs entrepreneuriales.

25Mounir est un conseiller « généraliste » âgé d’environ 55 ans au moment de l’enquête. Il a commencé à « travailler dans le social en 1994 » après avoir été licencié d’une entreprise privée. Passé par un cursus de sciences sociales, à Oran puis à Nanterre, il est titulaire d’une maîtrise de sociologie du travail et d’un DEA de science de l’éducation. Il a également suivi les cours de l’Université de Vincennes à la fin des années 1970. Dans ces échanges avec ses collègues, il aime à revendiquer une position d’intellectuel en citant des ouvrages ou des articles de journaux et en donnant à entendre la manière dont la situation politique et sociale le préoccupe. Il investit très fortement la part sociale et éducative de son travail. Il revendique aussi son identité de conseiller de la mission locale aussi bien dans son engagement syndical que dans le travail qu’il mène avec les personnes qu’il suit, notamment en étant attentif au degré de maturation du projet professionnel dont peut faire preuve tel ou tel jeune. Lorsqu’il reçoit Moulouk pour son premier entretien, cette dernière ne cesse de répéter qu’elle est motivée et qu’elle souhaiterait obtenir de l’aide de la mission locale non seulement pour trouver une formation dans le domaine « sanitaire et social » mais aussi pour avoir un financement qui lui permette de la payer. Mounir va alors l’amener à expliciter – et éventuellement à clarifier – son propre projet professionnel. Il insiste sur le fait qu’elle doit mieux connaître le métier pour lequel elle souhaite avoir une formation et qu’elle doit aussi se poser la question de ses compétences. À un moment, Moulouk rappelle qu’elle paie un loyer de 650 euros et qu’elle est contrainte par l’urgence de sa situation. Pensant sans doute pouvoir débloquer la situation et obtenir plus rapidement une aide et une formation, elle se dit également prête à travailler dans l’aéroportuaire, en arguant du fait qu’elle a déjà réalisé des missions d’intérim dans ce domaine. Mounir se contente alors de lui dire : « Tout cela on le verra lors du prochain rendez-vous. » Il fixe une date et l’entrevue s’achève. Une fois la jeune femme partie, ce dernier manifeste alors son scepticisme. Puis il ajoute : « C’est “quel que soit l’emploi pourvu qu’il génère un revenu”. Elle va se planter parce qu’elle n’a pas de formation en “sanitaire et social”. » Et, comme pour mieux préciser sa pensée : « Elle n’est pas dans une phase d’élaboration d’un projet », qui lui permettrait de cibler un emploi pour lequel elle est compétente.

26Le travail que souhaite faire Mounir avec Moulouk vise à la faire réfléchir davantage sur son projet professionnel. Mais il s’agit là autant d’une stratégie de recherche d’emploi que d’une éducation morale. Mounir essaie de lui transmettre une conception de la « valeur travail » qui dépasse la seule question liée à la nécessité de gagner sa vie pour l’amener à le penser comme une activité qui participe à la réalisation de soi.

27Ainsi, le travail éducatif des conseillers vise autant la recherche d’un emploi que la réalisation de soi par l’intériorisation de normes et de valeurs faisant de ses jeunes des individus capables de faire les bons choix pour leurs vies, libres et autonomes parce que responsables et normés. Toutefois, les restrictions budgétaires et les transformations des modes d’évaluation du travail des conseillers ont exacerbé une tension inhérente à ce dispositif, entre accompagnement inconditionnel et exigence d’employabilité. Ces transformations sont vécues par certains conseillers comme la négation et la dévalorisation de leur métier. Il n’en demeure pas moins que tous se trouvent soumis à un impératif de sélection des jeunes les plus employables qui entre en tension avec la manière dont la plupart d’entre eux conçoivent leur action éducative et sociale.

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Redéfinition

28Depuis le début des années 1990, les missions locales ont comme objectif principal de trouver un emploi aux jeunes. Elles sont tenues de renforcer leur collaboration avec d’autres organismes, notamment l’ANPE (et aujourd’hui le Pôle Emploi). En 1991, les Carrefours pour l’emploi et la formation des jeunes sont créés pour optimiser la construction de leurs parcours professionnels en renforçant le lien entre formation et emploi. À partir de 1995, les missions locales et les PAIO peuvent être labellisées « espace-jeunes » en signant une convention avec l’État, l’ANPE et le Conseil régional. Ce label doit permettre aux conseillers de la mission locale de travailler plus spécifiquement sur les questions d’emploi en renforçant leur collaboration avec l’ANPE, qui met à leur disposition un de ses conseillers.

29À partir des années 2000, cette transformation dans la manière de concevoir le rôle de la mission locale est renforcée par la mise en place de nouvelles modalités d’évaluation. Si pendant les deux premières décennies de fonctionnement des missions locales, c’est le nombre d’accueils et de suivis réalisés par an qui a déterminé l’octroi de fonds [18], les financeurs se fondent à présent sur le nombre de jeunes qui ont trouvé un emploi, appliquant ainsi à la mission locale les mêmes formes d’évaluation que celles utilisées pour l’ANPE, et renforçant dans le travail des conseillers la part de mise en adéquation des jeunes avec des offres d’emploi.

30Dans la mission locale où l’enquête a été réalisée, une Convention pluriannuelle d’objectifs (CPO) a été signée en 2007 avec l’État. Elle fait du placement en emploi le critère d’évaluation de l’action et de l’efficacité de la mission locale comme instrument de la politique d’insertion professionnelle. À peu près au même moment, le service du personnel fonde principalement l’évaluation du travail des conseillers sur le nombre de jeunes pour lesquels ces derniers ont trouvé un emploi. L’introduction d’un mode d’évaluation chiffrée s’inscrit dans l’évolution plus large de formes de gestion du travail au sein de différents services publics [19]. Elle produit un malaise profond au sein des conseillers – notamment les conseillers « généralistes » – qui ont l’impression que la dimension éducative et sociale de leur action « ne compte pas ». En mettant en tension travail éducatif et recherche de l’employabilité, ces évolutions amènent aussi à une redéfinition du travail des conseillers, désormais tenus de sélectionner les profils de jeunes relativement les plus dotés.

Une pratique en tension

31Charlotte est titulaire d’une maîtrise de psychologie du Centre national des arts et métiers (CNAM). Elle a environ 35 ans au moment de l’enquête et a été recrutée comme conseillère en juin 2010 d’abord pour un CDD d’un an avant d’obtenir un CDI en septembre 2011. Au moment de son recrutement à la mission locale, elle a déjà une expérience de dix ans dans l’accompagnement à l’emploi. Revenant sur son expérience dans l’insertion professionnelle, elle explique comment le travail des conseillers a progressivement changé : « Par exemple, tu avais “les objectifs projets” et dans ce cas tu travaillais spécifiquement le projet [professionnel]. Il y avait une visée emploi, mais ce n’était pas ce que tu travaillais en profondeur. » Puis elle ajoute : « De plus en plus, on te dit de manière insidieuse de te préoccuper seulement de ceux qui peuvent s’en sortir et qui pourraient s’en sortir sans toi. On ne te le dit pas comme ça, mais le travail qu’on te demande de fournir, c’est de t’occuper de ceux qui sont les plus employables et qui remplissent tous les critères [20]. » Tout en s’appuyant sur la logique normative et éducative qui correspond en partie aux pratiques d’encadrement définies par les conseillers, cette réorientation de l’action de la mission locale amène à les mettre en œuvre autrement puisqu’il s’agit de limiter au maximum le travail d’accompagnement social et de promouvoir en échange une sélection chiffrée des jeunes en fonction de leur employabilité.

32Les contrats d’insertion dans la vie sociale (CIVIS) sont une forme d’allocation financée par l’État. Créés suite aux émeutes de l’automne 2005, ils visent « à favoriser l’insertion professionnelle des jeunes [21] ». Les inscrits à la mission locale peuvent en bénéficier pendant un an, renouvelable une fois sur décision de leur conseiller. Le montant global par personne pour un an ne peut excéder 1 800 euros et le montant mensuel de l’allocation ne peut dépasser 450 euros. Les CIVIS constituent la principale ressource utilisée par les conseillers pour financer de manière relativement durable une formation ou une recherche d’emploi. Tous les ans, la mission locale reçoit une dotation globale de CIVIS. Pour l’année 2010, la mission locale a reçu à ce titre 11 642 euros de l’État. Dès lors, les conseillers doivent à la fois ne pas dépenser trop vite « le portefeuille de CIVIS » pour tenir toute l’année, mais le dépenser entièrement pour que la dotation soit intégralement reconduite l’année suivante. Ils doivent ainsi non seulement tenir leur chiffre de « sorties en emploi », mais aussi celui des CIVIS.

33Cécilia explique : « L’objectif c’est d’avoir cinq CIVIS par conseiller. Il ne faut pas qu’il y en ait moins. Sinon l’État nous sucre les subventions. » Elle repense alors au cas de Fabien : « C’est intéressant de mettre sur un CIVIS quelqu’un comme [lui] parce qu’il est prêt à sortir [en emploi] du coup, ça comptera comme une sortie positive sans qu’il y ait trop de versements. » Le CIVIS va ainsi être utilisé pour finaliser le parcours d’un jeune qui va accéder à un emploi et qui s’est montré autonome dans sa recherche. Par conséquent, c’est davantage le chiffre à tenir que la situation du jeune qui détermine le choix que fera un conseiller d’accorder ou non un contrat [22].

34Charlotte décrit aussi comment l’évaluation chiffrée des pratiques d’accompagnement amène à soutenir ceux qui vont accéder de manière relativement facile à un emploi : « La manière dont on va être évalué, ça va être en fonction des consignes qu’on va te donner. S’il faut que tu puisses faire entrer quinze CIVIS – parce que sinon les budgets ne sont pas reconduits – tu seras plus dans l’optique de le faire. L’évaluation que l’on va faire de ton travail ne sera jamais réellement sur la qualité de ton travail. […] Il y a peu d’évaluation sur la qualité du travail que tu peux fournir et je pense qu’il y a moins de préoccupation pour les gens qui ont des difficultés sociales importantes parce que ce n’est pas ça qui va compter [23]. »

35Lors d’une des réunions d’attribution des CIVIS, Camille, une conseillère « généraliste », âgée de moins de trente ans et embauchée sur un CDD, expose une première situation : « [Cette jeune femme] souhaiterait être aidée pour faire une formation, sachant qu’elle a déjà réglé le problème de la crèche pour sa fille et que son mari travaille avec un CDI. [Baissant un peu la voix] Bon, il est vrai qu’il ne gagne pas assez et qu’il est en commission de surendettement… » Élisabeth, la responsable des ressources humaines qui préside cette commission, lui demande alors : « Toi, tu penses qu’elle va bosser après ? » Camille : « J’en suis sûre ! Elle a fait toutes les démarches pour la crèche. » Élisabeth : « Elle veut combien ? » Camille : « 880 euros. Elle a dit qu’elle allait faire un échéancier avec l’organisme de formation. » Élisabeth paraît réticente à donner la somme entière. Elle demande leur avis aux autres qui ne disent pas grand-chose. Camille continue de louer les qualités de cette jeune femme : « C’est une fille très sérieuse, très ambitieuse qui fera ce qu’elle dit. En plus, on a vu une annonce pour le métier pour lequel elle suit une formation. » Élisabeth décide d’accorder 450 euros. Le deuxième cas examiné est celui d’une jeune femme souhaitant « finaliser son BTS ». Élisabeth regarde son dossier et dit : « elle a fait son BTS par correspondance, chapeau ! » Camille continue en disant que c’est quelqu’un qui a toujours tenu ses engagements tandis qu’un autre conseiller souligne que « c’est un projet cohérent ». Élisabeth décide de lui attribuer 450 euros aussi. En revanche, lorsque le troisième cas est présenté, elle répond d’emblée qu’elle connaît la personne. Elle ajoute qu’il s’agit d’un jeune qui a « des difficultés cognitives importantes » et qu’il a « déjà bénéficié d’une aide pour son permis ». Elle souhaite comprendre pourquoi Cecilia a demandé cette somme pour lui. Cette dernière précise que c’est pour sa subsistance. Élisabeth répond alors : « 300 euros, c’est beaucoup pour ça. » Les autres conseillers argumentent en faveur du jeune. Élisabeth finit par accepter de lui donner « 150 euros ce mois-ci et 150 euros le mois suivant » en arguant que « c’est plus pédagogique » que de donner 300 euros d’un coup.

36Pris dans une logique du résultat qui conditionne l’octroi de financements – dont dépend le fonctionnement de la mission locale – au nombre de jeunes qui ont trouvé un emploi, les responsables et les conseillers se retrouvent à favoriser les personnes qui donnent le plus de garanties et qui sont de fait les plus dotées.

37Cette évolution s’explique par un contexte de restriction budgétaire qui amène à sélectionner les jeunes en fonction des garanties qu’ils apportent quant à la « faisabilité » de leur projet de formation et à leur recherche d’emploi. Elle met aussi en évidence la manière dont, dans un contexte de remise en cause du bien-fondé des droits sociaux, l’accompagnement à l’emploi se conçoit comme un pôle assistanciel où l’octroi d’une aide est conditionné à une disciplinarisation des bénéficiaires. Jugés responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent, ils doivent se montrer capables de s’en sortir d’eux-mêmes. Dans une telle configuration, ce sont donc les jeunes les plus dotés et « les plus près de l’emploi » qui bénéficient davantage d’aides et qui sont les plus soutenus. Les autres, en revanche, sont conçus, non comme des inemployés, mais comme des inemployables que l’on tente de transformer pour leur trouver « quand même » un emploi, comme on leur ferait une faveur [24]. Cette évolution est aussi renforcée par le fait que les conseillers sont eux-mêmes soumis à des évaluations où il leur est facilement reproché de ne pas savoir faire un bon usage des moyens dont la mission locale dispose. Par ailleurs, certains d’entre eux ont des statuts de plus en plus précaires qui les amènent à se conformer plus fortement encore aux injonctions de l’institution.

38De manière peut-être un peu schématique, les anciens de la mission locale, comme Mounir ou une conseillère comme Charlotte, embauchée au moment de l’enquête sur un CDD mais dont le discours révèle une réflexion sur le sens politique de sa pratique, vont défendre l’accompagnement global et critiquer le fait que l’action de la mission locale bénéficie aux plus dotés. En revanche, pour des conseillères, comme Cécilia ou Camille, recrutées récemment sur des CDD et désireuses de voir leurs contrats pérennisés, se conformer aux exigences de la direction en matière de sélection des jeunes et de placement en emploi, c’est non seulement se montrer exigeantes vis-à-vis des jeunes, mais c’est aussi mieux s’en distinguer et conjurer l’incertitude dans laquelle les place leur propre statut.

39Les conseillères et conseillers de la mission locale se trouvent donc soumis à une logique de résultat chiffré qui s’articule à une redéfinition normative du rôle d’un dispositif comme la mission locale. Dans ce contexte où les bénéficiaires sont considérés comme responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent et où la survie de ce dispositif dépend du nombre de personnes ayant trouvé un emploi, la pratique des conseillers se trouve reconfigurée. Non seulement sont soutenus en priorité celles et ceux qui ont le plus de chance de s’en sortir, mais l’exigence de disciplinarisation des bénéficiaires est aussi d’autant plus forte que l’aide qui leur est fournie ne se conçoit pas (ou plus) comme un droit, qu’il faut pouvoir les sélectionner et que, pour de plus en plus de conseillers, la possibilité même de voir leurs postes se pérenniser tient à la manière dont ils vont être capables de faire le tri entre les jeunes. Conscients de la manière dont cette sélection opère, certains des inscrits à la mission locale adoptent alors différentes attitudes visant à manifester leur conformité aux exigences de l’institution.

Faire avec l’institution

Se conformer ?

40Une grande majorité des inscrits choisissent des manières de faire et de se présenter censées manifester leur sérieux, leur engagement et leur capacité à s’organiser de manière autonome. Freddy est un jeune homme noir âgé de 25 ans environ. Peut-être pour mieux déjouer le stigmate qui tient notamment à la couleur de sa peau [25], il se présente au rendez-vous qu’il a avec Cécilia habillé d’un costume, comme s’il se rendait à un entretien d’embauche. Son C.V. mis à jour a été photocopié en plusieurs exemplaires et rangé dans un dossier. D’autres documents qu’il souhaite montrer à sa conseillère ou présenter lors de ses futurs rendez-vous d’embauche sont également classés. Lorsqu’elle lui demande de rapporter le lendemain les documents nécessaires à une candidature, il note l’heure à laquelle il doit passer sur son téléphone portable. Puis, il pose ses questions et expose sa démarche d’une manière très claire en prenant une voix calme et posée. Souhaitant à plus long terme créer sa propre entreprise de transport, il demande à Cécilia ce qu’est l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA). Une fois l’explication donnée, il lui dit : « Je me demandais s’il y avait des formations pour les métiers du transport. » Après le départ de Freddy, Cécilia explique qu’il a déjà son permis et qu’il veut passer son permis poids lourds en même temps qu’un BTS Transport Logistique. Puis elle précise : « Il fait vraiment des efforts. Il veut faire une formation en septembre – un BTS en alternance. C’est quelqu’un de volontaire dans sa démarche. » Pour elle, c’est l’effort que fournit Freddy qui permet d’évaluer son adhésion aux valeurs promues par la mission locale. Freddy manifeste son sens des responsabilités parce qu’il se renseigne sur les aides dont il peut bénéficier, les formations auxquelles il peut postuler et enfin les offres d’emploi auxquelles il peut répondre.

41De même, lors d’une réunion d’information collective destinée aux nouveaux inscrits, Aïssatou paraît très désireuse de devenir agent hospitalier et de se stabiliser professionnellement. Elle a soigné la présentation de son dossier et de son C.V. imprimés en plusieurs exemplaires. Elle semble également avoir préparé la manière dont elle résume son expérience en rappelant qu’elle a suivi les cours d’un BEP de biochimie. Elle précise qu’elle n’a pas été diplômée, mais mentionne tout de même cette formation pour donner de la cohérence à sa recherche d’emploi. Elle laisse aussi entendre qu’elle a adopté une posture active d’apprentissage en exprimant sa volonté de tirer profit au maximum des programmes que lui offre la mission locale. Ce jour-là, dans les échanges qu’elle a avec la conseillère qui l’accueille, elle montre qu’elle sait précisément ce qu’elle recherche tout en ayant une idée juste de ce qui lui reste à apprendre ou à améliorer. Aïssatou formule ainsi une demande qui correspond à l’objectif éducatif de la mission locale : savoir préciser une envie professionnelle, connaître suffisamment le métier que l’on souhaite exercer et apprendre à refuser certaines offres.

42Face à ces entretiens qui fonctionnent aussi comme des moments de remise en cause de la bonne volonté des jeunes [26], ces derniers montrent d’autant plus fortement à leur conseiller qu’ils ont retenu la leçon. Pris dans la situation paradoxale de manifester leur sens de la responsabilité en rendant compte à leur conseiller de ce qu’ils ont été capables de faire de manière plus ou moins autonome, les jeunes redoublent d’efforts pour montrer qu’ils se conforment aux exigences de l’institution. Ces entretiens imposent une forme de discipline de soi qui transparaît même dans la manière de se présenter ou de parler pendant le rendez-vous. Toutefois, c’est précisément parce qu’ils reposent sur une forme de contrainte que ces interactions produisent aussi chez les personnes inscrites des accommodements et des savoir-faire avec l’institution porteurs d’une dimension à la fois intégratrice et émancipatrice [27].

43Yann est un jeune homme d’une vingtaine d’années. Né dans les Antilles d’un père guadeloupéen et d’une mère haïtienne, il suit cette dernière aux États-Unis et passe plusieurs années là-bas. Pour des raisons qu’il ne détaille pas, sa mère se retrouve en prison plusieurs années. Il revient dans un premier temps en Guadeloupe, puis il est accueilli par une tante en région parisienne. Il se présente à la mission locale. Il est d’abord accueilli par Cécilia et une autre conseillère du PLIE. Ces dernières font un récit catastrophiste de l’entrevue qu’elles ont eue avec lui. Elles insistent sur le fait que ce jeune est complètement perdu et qu’il a « un problème pour se positionner dans le temps ». Elles ajoutent qu’il n’a aucun projet professionnel et Cécilia revient à plusieurs reprises sur la manière dont ce jeune est mal coiffé (elle insiste sur ses « petites nattes »), présente mal et ne « sait pas se tenir ». Elle l’oriente vers le PLIE et lui donne un rendez-vous avec Julien. Pourtant, lors de son entretien avec lui, Yann revient très clairement sur son parcours scolaire et sur les difficultés familiales qu’il a connues. Il explique aussi vouloir utiliser l’anglais pour trouver un métier qui lui permette de se stabiliser avant de se lancer dans le projet qui lui tient à cœur : ouvrir un magasin de vêtements à la mode.

44La description faite par Cécilia exagérait sûrement le trait. De même, ses commentaires sur la coiffure de Yann ou sur sa nonchalance peuvent s’analyser comme l’expression d’un racisme ordinaire [28] qu’elle et plusieurs de ses collègues ont pu formuler en diverses occasions. On peut toutefois supposer que Yann n’a pas présenté son projet de la même façon à Cécilia et à Julien. Cela tient sans doute au fait qu’il se soit senti plus à l’aise avec ce dernier non seulement parce que Julien est un homme mais aussi parce qu’il n’adopte pas la posture à la fois ironique et stigmatisante qu’a manifestée Cécilia même en nous faisant le récit de son entretien avec Yann. En effet, Julien dit être sensible à ce qu’il appelle « les questions de représentations » en précisant que c’est sa propre expérience d’enfant d’un couple franco-gabonais élevé en France par sa mère française et blanche qui l’a amené à thématiser la question des assignations raciales et à être attentif à la manière dont ses collègues pouvaient avoir un discours stigmatisant. Dans ce contexte, on peut penser que Yann parvient non seulement à parler de lui plus posément, à exposer clairement son projet et par là même à déjouer l’image qui a été donnée de lui, en tirant sans doute profit des remarques formulées par Cécilia. Plus encore, la manière dont il expose son projet à Julien et à moi en s’attachant à concilier le caractère singulier de son expérience, les compétences qui en découlent et son envie donne à voir l’affirmation d’une individualité. Plus qu’une simple acceptation de la contrainte, le travail d’encadrement rend possible l’expression de la volonté et permet à Yann de reprendre sa vie en main.

Devenir soi

45La manière dont Yann s’est réapproprié les exigences formulées de l’institution tient sans doute à son propre parcours qui l’a amené, très jeune, à prendre les choses en charge. Des travaux ont déjà montré comment les normes d’autonomie et de responsabilité promues par les dispositifs d’insertion n’étaient pas reçues de la même manière selon la trajectoire des bénéficiaires [29]. Dans les limites rendues possibles par l’enquête de terrain, l’enjeu est ici de montrer les formes diverses d’appropriation par les jeunes du travail d’encadrement proposé par la mission locale. On se focalisera sur la manière dont la discipline amène à une transformation de la perception qu’ont les jeunes d’eux-mêmes et rend aussi possible la recherche d’une « vie bonne [30] », quitte à ce que cela entre aussi en contradiction avec les objectifs que leur impose la mission locale. En d’autres termes, il s’agira de montrer comment les pratiques disciplinaires, entendues aussi comme discipline de soi, participent à la constitution des subjectivités [31].

46Durant les ateliers direct-emploi, les inscrits travaillent le plus souvent en groupes et simulent des entretiens d’embauche. Lors d’une matinée passée à observer ces ateliers, je me retrouve à participer à ces simulations. Trois jeunes sont alors présents. Deux hommes et une femme. Les deux jeunes hommes se lancent en premier et expriment rapidement leur découragement, expliquant qu’ils sont motivés mais qu’ils « bloqu[ent] sur le reste ». Tout en restant en retrait, Ghita, la jeune femme qui participe aussi à l’exercice va leur donner des conseils, en disant à l’un : « Ne mets pas ta main devant la bouche » ou en donnant l’impression qu’elle a envie de leur souffler les bonnes réponses, le tout en laissant transparaître une forme d’ironie à leur égard.

47En se fondant sur une analyse qui prête attention aux modalités selon lesquelles les assignations identitaires interagissent et se réalisent de manière située [32], on peut dire que, dans le cas de Ghita, jeune femme d’origine indienne, les assignations de genre et de race se sont articulées pour produire une posture qui rend plus aisée l’acceptation des exigences de l’exercice et la conformation aux consignes données par la conseillère chargée de l’atelier. Mais cette posture d’obéissance rend également possible une affirmation de soi. Dès lors que Ghita se trouve face à deux jeunes hommes blancs surjouant la virilité et peinant de ce fait à se conformer aux règles de l’exercice, elle se sent forte de ce qu’elle a appris. Elle prend alors le dessus sur eux en leur expliquant comment faire.

48Ainsi, dans les conditions particulières de ces différentes interactions, se conformer aux règles de l’exercice induit aussi une transformation de soi et de la perception que Ghita a d’elle-même qui apparaît dans la simulation d’entretien qu’elle passe. Ghita revient sur son souhait d’avoir plus de responsabilités qu’auparavant. Puis, elle présente comme une qualité quelque chose qui pourrait, à première vue, l’handicaper aux yeux d’un employeur. Au lieu de dire, comme lors de la discussion informelle qu’elle a eue avec moi qu’« [elle] n’aime pas trop le travail en groupe parce qu’[elle est] timide », cette dernière insiste, dans son exposé, sur son goût de l’autonomie. Elle précise qu’elle aime travailler seule avant d’ajouter, comme pour montrer qu’elle souhaite encore progresser et qu’elle est prête à s’adapter aux exigences du poste qu’elle aura, que « le travail collectif [lui] ferait du bien parce qu’il [lui] permettrait de vaincre [sa] timidité ». À l’issue de la simulation, la conseillère lui demande de faire le bilan de cet entretien. Ghita lui dit qu’elle est contente parce qu’elle a « progressé » et Lucie la félicite en lui disant : « C’est bien parce que tu es sûre de toi. »

49Dans le cas de Ghita, le travail sur la manière de présenter ses atouts, lors d’un entretien d’embauche, lui permet non seulement de prendre conscience de ses propres potentialités mais aussi d’apprendre à compter sur elles. Et c’est en se réappropriant la discipline à laquelle elle s’est trouvée astreinte en étant suivie à la mission locale qu’elle parvient aussi à se saisir d’elle-même et à exprimer ce qu’elle souhaiterait faire compte tenu de ses capacités. Si l’encadrement offert à la mission locale façonne les manières de faire, il rend également possible l’éclosion de capacités nouvelles qui transforment aussi la perception qu’ont certains jeunes d’eux-mêmes. En créant des formes d’autocontrainte et d’autodiscipline, l’encadrement articule technologies politiques de l’individu et techniques de soi [33]. Il peut alors produire une posture individuelle et un style de vie [34]. L’autodiscipline à laquelle se soumettent une grande majorité des inscrits rend possible la mobilisation des valeurs promues par la mission locale dans un « rapport à soi » entendu comme une pratique réfléchie de la liberté qui se distingue des principes moraux auxquels elle se réfère [35]. Les normes et valeurs promues par la mission locale sont mobilisées par les jeunes, mais d’une manière singulière qui permet par exemple à Ghita de transformer en atout quelque chose qui, dans sa posture, contrevient, à première vue, à ce que la mission locale vise à faire d’elle. Plusieurs inscrits font donc usage de ces valeurs davantage qu’ils ne les utilisent. C’est la raison pour laquelle elles sont aussi vectrices de subjectivation, leur mobilisation servant ainsi à résister aux logiques de mise en conformité que met en œuvre la mission locale.

50Pierre passe une simulation d’entretien. Il paraît à l’aise. Puis, à un moment, son discours vacille. Lorsque Juliette, la conseillère chargée de l’atelier, lui demande de répéter une nouvelle fois son discours de présentation, il s’arrête et dit qu’il n’est pas motivé avant d’ajouter sur un ton désespéré : « Comment exprimer une motivation quand elle n’est pas réelle ? » Juliette essaie de le calmer et de le maintenir en même temps dans sa démarche. Elle lui propose de reprendre en concédant que ça ne sert à rien de « se lancer à contrecœur ». Pierre lui explique alors : « Je ne veux pas me présenter sur quelque chose qui ne m’intéresse pas, et du coup je ne sais pas quoi mettre en avant. Je ne veux pas être tout seul quand je travaille. Je ne peux pas être contraint. » Il dit qu’il préférerait travailler à un guichet qu’être téléconseiller. Juliette essaie de faire jouer le temps pour l’amener à accepter la situation : « Tu peux construire ta motivation pour t’amener à une autre étape. »

51Pierre vient d’être reconnu comme travailleur handicapé. Jusque-là il désirait travailler dans la vente ; mais un problème de mobilité l’empêche d’avoir un travail qui lui imposerait de nombreuses heures durant la station debout. Juliette lui conseille alors de répondre à des offres de postes comme téléconseiller en pensant qu’il trouvera dans ce type de métier quelque chose du contact avec les autres qu’il semblait principalement rechercher en souhaitant « travailler dans la vente ». Dans la manière qu’il a de s’opposer à un nouveau poste qu’on lui propose, Pierre exprime sans doute sa difficulté à admettre son statut de travailleur handicapé. Mais son discours laisse entendre également que le choix d’un métier engage une part de lui-même. Pour cette raison, il ne peut pas changer de projet du jour au lendemain en conservant la même motivation. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de quelque chose d’interchangeable qui se fait de manière mécanique, articulant l’idée de « projet professionnel » à celle de choix personnel et d’engagement. Pierre semble ainsi faire des notions de motivation et d’intérêt des valeurs et c’est pour cela qu’il lui paraît impensable et irresponsable de postuler à un emploi qui ne lui convienne pas. L’appropriation faite des valeurs promues par la mission locale transforme alors ces notions en support d’émancipation : Pierre les retourne contre Juliette et la production d’une posture d’adulte se révèle dans ce cas dans la capacité à contester l’institution c’est-à-dire à la remettre en cause de l’intérieur.

52*

53La mission locale fait tout à la fois advenir une mise en conformité et une libération. En transformant des personnes difficilement employables en candidats potentiels à un emploi, le travail que les conseillers effectuent exerce une contrainte avec laquelle les individus s’accommodent. Mais, à la fois par le rapport à soi que ces ajustements produisent et par l’idéal de soi dont est porteuse la pratique éducative de la mission locale, la promesse de conformité peut produire son propre dépassement. Les jeunes usent de manière singulière de ce qu’ils apprennent des conseillers et se construisent comme des sujets autonomes.

54Toutefois, si l’action sur les subjectivités vise à améliorer la vie de celles et ceux qui ont fait des efforts en s’appuyant sur la capacité de chacun à développer ses potentialités, elle peut aisément s’articuler aux discours selon lesquels ce sont les plus performants qui méritent d’avoir une vie meilleure. Cette situation met en évidence le caractère labile de notions comme celle de responsabilité ou d’autonomie. Elle explicite aussi la relation paradoxale qui existe entre travail disciplinaire visant à une libération des individus et sélection de ces derniers au nom de la performance et de la capacité de chacun à développer ses potentialités. Ainsi peuvent se superposer au nom des mêmes valeurs de responsabilité et d’autonomie un discours visant à l’émancipation et une libération des individus et un autre justifiant la sélection de ceux que l’on conçoit comme les plus performants. On comprend alors comment dans une incitation à un travail sur soi éthique se répondent subjectivation et formes de réorientations managériales.

Notes

  • [1]
    Zunigo (X.), « L’apprentissage des possibles professionnels. Logiques et effets sociaux des missions locales pour l’emploi des jeunes », Sociétés contemporaines, 70, 2008.
  • [2]
    Duvoux (N.) « L’injonction biographique dans les politiques sociales. Spécificité et exemplarité de l’insertion », Informations sociales, 156, 2009, p. 14. Cf. aussi Astier (I.) « Le contrat d’insertion. Une façon de payer de sa personne ? », Politix, 34, 1996 ; Dubois (V.), « Le guichet des organismes sociaux ou l’institution des pauvres », in Ion (J.), dir., Le Travail social en débat(s), Paris, La Découverte, 2005 ; Ion (J.), Le Travail social au singulier, Paris, Dunod, 1998 ; Serre (D.), « Les assistantes sociales face à leur mandat de surveillance des familles. Des professionnelles divisées », Déviance et société, 34, 2010.
  • [3]
    Astier (I.) « Le contrat d’insertion. Une façon de payer de sa personne ? », art. cit. ; Dubois (V.) « État social actif et contrôle des chômeurs : un tournant rigoriste entre tendances européennes et logiques nationales », Politiques européennes, 21, 2007 ; Duvoux (N.) « Le RMI : retour sur un tournant des politiques d’insertion », Regards croisés sur l’économie, 4, 2008.
  • [4]
    Zunigo (X.), « Le deuil des grands métiers. Projet professionnel et renforcement des limites dans les institutions d’insertion », Actes de la recherche en sciences sociales, 184, 2010, p. 64.
  • [5]
    Sur ce point, voir aussi dans ce même dossier l’article de Sébastien Roux.
  • [6]
    Serre (D.), « Les assistantes sociales face à leur mandat de surveillance des familles. Des professionnelles divisées », art. cit., p. 150.
  • [7]
    Fassin (D.) et al., Juger, Réprimer, Accompagner. Essai sur la morale de l’État, Paris, Seuil, 2013.
  • [8]
    Foucault (M.), Histoire de la sexualité, tome 2. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984 ; Butler (J.), La Vie psychique du pouvoir : l’assujettissement en théories, Paris, Leo Scheer, 2002 [1997] ; Faubion (J.) « Toward an Anthropology of Ethics : Foucault and the Pedagogies of Autopoiesis », Representations, 74 (1), 2001.
  • [9]
    Cette enquête a été réalisée grâce au soutien du Conseil Européen de la Recherche.
  • [10]
    Source INSEE.
  • [11]
    Source Pôle Emploi. Ce chiffre concerne les chômeurs de catégorie A, c’est-à-dire les chômeurs inscrits à Pôle Emploi et recherchant un emploi.
  • [12]
    Cadres, chefs d’entreprise, ingénieurs, parfois hauts fonctionnaires, pour la plupart à la retraite, les « parrains » et « marraines » de la mission locale accompagnent dans leur recherche d’emploi deux ou trois jeunes parmi ceux considérés comme ayant les profils les plus prometteurs. Ils les font en général bénéficier de leur expérience et de leurs contacts.
  • [13]
    Mazouz (S.) « Le profil de l’emploi. L’accompagnement des jeunes dans une mission locale », in Fassin (D.) et al., Juger, réprimer, accompagner. Essai sur la morale de l’État, op. cit., p. 317-319.
  • [14]
    La notion de racialisation sert à désigner les processus sociaux par lesquels, dans une configuration politique et sociale particulière, certaines caractéristiques – qui sont phénotypiques et ne se réduisent donc pas à la seule question de la couleur de peau – justifient l’assignation à une position minoritaire d’un groupe par un autre. Murji (K.), Solomos (J.), Racialization. Studies in Theory and Practice, Oxford, OUP, 2005 ; Fassin (D.), « Ni race, ni racisme. Ce que racialiser veut dire », in Fassin (D.), dir., Les Nouvelles Frontières de la société française, Paris, La Découverte 2010.
  • [15]
    Silberman (R.) et Fournier (I.), « Second Generations on the Job Market in France : A Persistent Ethnic Penalty. A Contribution to Segmented Assimilation Theory », Revue française de sociologie, 49, 2008, Voir aussi les résultats de l’enquête TeO : [en ligne : http://www.ined.fr/fichier/t_telechargement/45660/telechargement_fichier_fr_dt168.13janvier11.pdf]
  • [16]
    L’enquête TeO souligne que « le risque de chômage est significativement supérieur à celui des natifs pour les descendants d’immigrés de Turquie (1,3), d’Afrique subsaharienne (1,7), du Maroc ou de Tunisie (1,6), d’Algérie (1,8) et pour les immigrés d’Afrique subsaharienne (1,7) ». Cette enquête précise aussi « qu’il y a peu de différences entre les risques de chômage pour ces populations selon que l’on soit immigré ou descendant d’immigrés lorsqu’on raisonne sur cette tranche d’âge », op. cit. p. 59.
  • [17]
    Entretien avec Cécilia, 30 mars 2011.
  • [18]
    Zunigo (X.) La gestion publique du chômage des jeunes de milieux populaires. Éducation morale, conversion et renforcement des aspirations socioprofessionnelles, thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2007, p. 43.
  • [19]
    Pour la question du management par objectifs chiffrés, voir notamment pour l’hôpital public, Belorgey (N.) « Réduire le temps d’attente et de passage aux urgences. Une entreprise de “réforme” d’un service public et ses effets », Actes de la recherche en sciences sociales, 189 (4), 2011.
  • [20]
    Entretien avec Charlotte, 23 janvier 2012.
  • [21]
    Présentation du CIVIS consultable sur le site Internet du ministère du Travail et de l’Emploi [en ligne : http://www.travail-emploi-sante.gouv.fr/informations-pratiques,89/fiches-pratiques,91/acces-et-accompagnement-vers-l,651/le-contrat-d-insertion-dans-la-vie,999.html].
  • [22]
    Sur la manière dont les contraintes budgétaires amènent à prendre en charge les plus dotés, voir aussi pour le cas de l’hôpital public, Berlogey (N.), « Contraintes budgétaires, accès au soin et inégalités sociales de santé », Savoir/Agir, 8 (2), 2009.
  • [23]
    Entretien avec Charlotte, 23 janvier 2012.
  • [24]
    Chauvin (S.) Les Agences de la précarité. Journaliers à Chicago, Paris, Seuil, 2010, p. 339. Dans la conclusion de cet ouvrage, Sébastien Chauvin fait une comparaison entre les situations étasunienne et française. Il montre que ces journaliers sont précisément conçus comme des personnes en fait inemployables auxquelles on octroie un emploi précaire comme une faveur qu’on leur ferait ; l’idée qu’il s’agisse d’une faveur venant justifier le caractère précaire. C’est en ce sens que la notion de « précariat » revêt le sens de « nouvelle couche de travailleurs “inemployabilisés” qui, employés malgré tout, le sont sur le mode de la faveur ».
  • [25]
    Frader (L.), « Depuis les muscles jusqu’aux nerfs : le genre, la race et le corps au travail en France, 1919-1939 », Travailler, 16, 2006.
  • [26]
    Astier (I.) « Les transformations de la relation d’aide dans l’intervention sociale », Informations sociales, 152.
  • [27]
    Dubois (V.), La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999, p. 58 ; Siblot (Y.), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 77.
  • [28]
    Essed (P) Understanding Everyday Racism : An Interdisciplinary Theory, Newbury Park, Ca., Sage Thousand Oaks, 1991. La notion de racisme ordinaire désigne le processus qui intègre aux pratiques quotidiennes des catégories de perception et des prénotions de type raciste. Le racisme ordinaire a alors pour caractéristique à la fois de banaliser ces catégories de perception et ces prénotions et de renforcer les formes d’assignation raciale qui structurent les rapports sociaux. Présent de manière diffuse dans toutes sortes de pratiques où il se formule le plus souvent de manière indirecte ou en jouant sur l’équivoque – ce qui lui permet de se prémunir contre toute attaque –, le racisme ordinaire se fait oublier et n’est pas toujours décelable en tant que tel dans des sociétés où la manifestation du racisme est davantage conçue comme passant nécessairement par des actes de violence verbale ou physique à l’égard de certains groupes de population.
  • [29]
    Duvoux (N.) « L’expérience vécue par les publics des politiques d’insertion », Informations sociales, 169, 2012.
  • [30]
    La notion de « vie bonne » désigne, dans l’éthique aristotélicienne, un mode d’être articulant bonheur et épanouissement. Sur ce point, cf. Nussbaum (M.), The Fragility of Goodness : Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
  • [31]
    Mahmood (S.), Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, Paris, La Découverte, 2009 [2004].
  • [32]
    West (C.), Fenstermaker (S.) « Doing Difference », Gender and Society, 9, 1995.
  • [33]
    Foucault (M.), Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France 1982-1983, Paris, Gallimard, Seuil, 2008.
  • [34]
    Foucault (M.), Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France 1983-1984, Paris, Gallimard, Seuil, 2009.
  • [35]
    Foucault (M.), « The Ethics of the Concern for Self as a Practice of Freedom », in Rabinow (P.), dir., Essential Works of Michel Foucault, vol. 1, Ethics : Subjectivity and Truth, New York, 1997, p. 284-285.
Français

La mission locale est une structure publique d’accompagnement à l’emploi pour des personnes âgées de 16 à 25 ans déscolarisées et sans emploi. En jouant le rôle d’intermédiaire entre, d’une part, le monde du travail et le marché de l’emploi et, d’autre part, une catégorie difficilement employable de la population, les missions locales déploient une forme d’encadrement spécifique. Cet accompagnement vise non seulement à rendre les personnes suivies conformes aux attentes des éventuels patrons, mais aussi plus largement à obtenir une forme de normalisation fondée principalement sur l’ajustement des espérances et des chances d’insertion professionnelle. Néanmoins, la pédagogie contrainte qu’offre la mission locale vise aussi à améliorer la vie de ceux qui y sont inscrits. Le travail des conseillers contrôle et discipline les individus, mais il s’exerce aussi sur eux pour façonner des capacités et des dispositions nouvelles qui en feront des adultes accomplis et acceptés. À partir d’une enquête ethnographique réalisée en 2011 et 2012 dans une mission locale de la région parisienne, cet article interroge la pédagogie des conseillers et les contraintes qu’elle impose pour mettre en lumière les formes d’émancipation qu’elles sont susceptibles de produire aussi. Il met en relation les processus d’assujettissement, les attitudes que ces derniers visent à produire et les possibilités de réappropriation qu’ils offrent en replaçant cela dans le contexte général des évolutions à la fois normatives et budgétaires qui touchent ce dispositif d’accompagnement à l’emploi.

Sarah Mazouz
Actuellement boursière Marie Curie à l’Institut für europäische Ethnologie de l’Université Humboldt de Berlin, Sarah Mazouz mène une recherche sur les controverses autour de la double nationalité en Allemagne, les pratiques administratives d’octroi de ce statut et l’expérience des binationaux. Elle a été auparavant post-doctorante en anthropologie et en sociologie d’abord à l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les Enjeux Sociaux (CNRS – Inserm – EHESS – Paris 13) au sein du programme MORALS – Towards a Critical Moral Anthropolgy, financé par l’ERC, puis au Centre Marc Bloch de Berlin. Sa thèse de doctorat soutenue en 2010 à l’EHESS sous la direction de Didier Fassin a porté sur les politiques de lutte contre les discriminations raciales et les pratiques de naturalisation dans la France des années 2000.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/04/2015
https://doi.org/10.3917/pox.108.0031
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