CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Ce livre coordonné par Jean Châteauvert et Gilles Delavaud fait suite à un colloque international organisé en 2014 par l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), l’université Paris 8 et l’université du Québec à Chicoutimi, qui cherchait à répondre à la question suivante : « de la multiplication des écrans, faut-il conclure à une mutation du spectateur ? » (p. 13). La réponse tient en 43 textes représentant près de 600 pages. Ces textes sont regroupés en quatre parties. La deuxième partie regroupe des contributions qui interrogent la notion même de spectateur. La seconde traite des nouvelles possibilités expressives transmédiatiques. La troisième partie décrit des usages apparus avec les changements de contexte technologique et de programmation des diffuseurs. La quatrième combine les trois premières approches pour interroger les nouvelles pratiques de consommation. Le tout est clairement exposé dans l’introduction (pp. 13-21) qui propose un résumé de chaque contribution dans l’ordre de leur publication. Tout en respectant le découpage en parties, nous ne ferons pas de même en leur sein, afin de mettre en dialogue ce que nous avons pu lire.

2 Trois groupes d’écrits émergent dans la partie consacrée au spectateur : le cinéma et la télévision, l’audiovisuel en général et l’interactivité, les réseaux sociaux et le transmédia.

3 Pour Bruno Trentini (pp. 25-35), le spectateur ne se définit pas par l’expérience subjective vis-à-vis du dispositif mais par la communication de son expérience. Dès lors, il n’y a pas mutation entre regarder un film au cinéma ou sur l’écran de son smartphone dans un métro bondé. Les mêmes mécanismes d’empathie envers les personnages d’une série permettant la participation affective du téléspectateur (François Jost, pp. 183-195) peuvent s’y développer. C’est un point de vue similaire de non-rupture que soutient Géraldine Poels (pp. 37-48), qui s’intéresse à l’expertise du spectateur de cinéma puis à celle du téléspectateur pour définir les pratiques spectatorielles : la capacité à juger une émission prolonge celle de juger un film. Tout n’est pourtant pas continuité entre cinéma et télévision. Pour Gilles Delavaud (pp. 49-58), s’il y a transformation entre le cinéma et la télévision, c’est entre le filmé et le direct comme cela est mis en scène dans les émissions d’Alfred Hitchcock dans les années 50.

4 Thierry Lancien (pp. 59-67), quant à lui, situe la transformation avec le support numérique dans la possibilité de visionner par « extrait », puis de les commenter et les partager. Cependant, dans le choix des séquences à visionner, pour Matteo Treleani (pp. 147-156), le spectateur n’est qu’un automate. Le cinéma-vérité des années 60, qui propose au spectateur non pas des acteurs mais des semblables serait alors moins hypnotique que l’interactivité dans l’audiovisuel alors qu’on pourrait penser le contraire (Séverine Graff, pp. 171-182). Seulement, la qualification d’automate ne vaut pas pour toutes les productions audiovisuelles interactives. Ainsi, dans un webdocumentaire, le spectateur voit-il proposé trois modes de productions de sens : documentarisant, fictionnalisant et/ou ludicisant (Amanda Rueda, pp. 157-169). Et dans le secteur de la vidéo pornographique, certains spectateurs peuvent devenir acteur, producteur (films amateurs), voire éditeur et critique (Chloé Delaporte, pp. 137-146).

5 Une autre transformation est liée aux réseaux sociaux. Pour Céline Ferjoux (pp. 69-84), les échanges sur les réseaux sociaux à propos d’une émission comme Danse avec les stars sont particuliers : ils traduisent l’émotion en acte de communication, notamment de la part du jeune public. Pour autant, comme le rappelle Christophe Lenoir (pp. 87-98), il ne faut perdre de vue que les réseaux sociaux permettent, également, du côté des éditeurs, de mieux connaître les activités du téléspectateur et donc de mieux gérer les audiences. Loin de cette mise en scène d’une télévision de contact, Françoise Paquienséguy (pp. 99-110) s’intéresse à la réception de séries télévisées par des communautés de fans, qui produisent à la fois des lectures savantes et ludiques, loin de la simple émotion. Enfin, l’article d’Olivier Aïm et Pauline Escande-Gauquié (pp. 111-122) propose d’analyser, notamment, le phénomène des selfies sur les réseaux sociaux, selon une écranalyse, à savoir une mise en forme esthétique et synesthésique de nos visages pris dans des cadres à la fois sociaux, institutionnels et techniques. La mise en visibilité de soi, dont les selfies ne sont qu’une forme parmi d’autres, compte aussi sur le regard de l’autre, quitte à en devenir une tyrannie selon Julie Alev Dilmaç (pp. 123-136).

6 La partie sur les dispositifs s’intéresse essentiellement à deux productions culturelles : les films et les webdocumentaires. Mais comme dans la partie précédente, nous retrouvons des textes sur la transmédialité et les réseaux sociaux.

7 Le propos de Dominique Château (pp. 199-205) sur les dispositifs de visionnement de films se rapproche en partie de celui de Bruno Trentini : la fascination pour les écrans reste la même quel que soit le dispositif. Et ce même si l’expérience spectatorielle peut être modifiée par la présence d’une interface (Marie-Dominique Popelard, pp. 207-213) ou par la mise en boucle des récits grâce à l’interactivité (Loig Le Bihan, pp. 231-240).

8 Jean Châteauvert (pp. 215-230) s’intéresse quant à lui aux vidéos sur les réseaux sociaux qui prolongent indéfiniment notre expérience de spectateur, qui n’a plus de début, ni de fin. D’autant plus quand un dispositif comme Youtube a évolué dans le temps pour mieux dicter des expériences aux usagers (Jan Distelmeyer, pp. 241-253).

9 En ce qui concerne les webdocumentaires, le spectateur devient co-énonciateur d’après Marianne Charbonnier et Jean-Michel Denizart (pp. 277-289). Cette co-énonciation met en avant des expériences ludiques, d’échange et de réseautage selon Anna Wiehl (pp. 291-305). Ces expériences sont très variables selon les webdocumentaires car les imaginaires, les modes de lecture et les participations de l’utilisateur sont hétérogènes (Samuel Gantier, pp. 255-274). Dans certains webdocumentaires, les votes des participants peuvent même influencer d’autres participants (Beate Ochsner, pp. 307-318).

10 Dans la partie consacrée aux usages, Roger Odin (pp. 331-342) distingue l’espace mental du cinéma de son espace physique de visionnement, la salle de cinéma, ce qui permet aux films de cinéma d’être vécus comme tels sur d’autres supports (télévision, écrans informatiques) et ce même si pour André Gaudreault (pp. 321-330), la possibilité de consulter un film, dans l’ordre que l’on veut, produit du vidéocinéma plus que du cinéma. Mais les écrans peuvent également être l’occasion de rapprocher le spectateur d’opéras filmés (Marie Auburtin, pp. 343-357), impliquer le spectateur dans une série (Marida Di Crosta, pp. 359-369) ou tenter, comme au Japon, une haute personnalisation d’émissions de télévision (Lingzi Ding, pp. 411-420).

11 Dans des lieux spécifiques, comme les musées, les écrans vidéo soumettent le spectateur mobile à une tension entre l’attention et la distraction (Jonida Gashi, pp. 385-393) où se superposent les figures du spectateur, du visiteur et de l’usager (Jieun Park, pp. 395-409). Jacques Guyot (pp. 371-383) rappelle que ces différents jeux du regard étaient d’ailleurs l’objet d’expérimentations des premiers vidéastes.

12 Sortant de la question des écrans, Barbara Laborde (pp. 421-435) s’intéresse aux images virtuelles dans les retransmissions sportives permettant une plus forte immersion perceptive et cognitive. Enfin, Mickaël Bourgatte, Olivier Fournout et Vincent Puig (pp. 437-456) s’interrogent sur la production d’images en situation pédagogique, pas seulement pour la création mais aussi pour l’analyse d’images : produire pour analyser et non plus seulement analyser pour produire.

13 La dernière partie sur les pratiques et les plateformes traite de la notion de convergence initiée dans les années 60 par les jeux télévisés invitant les spectateurs à utiliser le téléphone pour prendre une part active (Laurence Leveneur, pp. 473-487). Pour Guillaume Blanc (pp. 459-471), la convergence ne se retrouve pas dans les pratiques et les modalités de réception et il serait plus juste de parler de multiplication de ces dernières dans le cadre d’une « télévision en expansion » où le programme déborde du cadre de sa diffusion, les spectateurs le faisant vivre sur les réseaux sociaux (Virginie Spies, pp. 489-499). Chez les jeunes téléspectateurs, par exemple, les échanges sur les réseaux sociaux peuvent être vus comme l’attachement qu’ils portent à leurs séries avant, pendant et après la diffusion (Florence Millerand, Christine Thoër, Caroline Vrignaud, pp. 557-571) d’autant plus que les diffuseurs ont intégré la multiplicité des écrans dans leurs stratégies (Amandine Kervella, Élodie Kredens, Marlène Loicq, Florence Rio, pp. 573-585). D’ailleurs, Lucie Alexis (pp. 545-555) analyse une expérience transmédiatique menée en 2013 par France Télévision : la pièce Théâtre sans animaux où sur internet, le spectateur est invité à jouer autour de la pièce. Les diffuseurs ont d’autant plus intérêt à penser en expansion que dans la cartographie détaillée des pratiques de Luca Barra et Massimo Scaglioni (pp. 515-529), on voit bien qu’elles sont nombreuses mais surtout qu’elles bougent et changent de forme dans le temps.

14 Dans ces différents contextes, Julien Péquignot (pp. 531-543) voit de la communication de partage et de participation alors que Lorenzo Vilches (pp. 587-598) parle de transvergence lorsque les fictions sont devenues prétextes à des conversations ou des pratiques créatives sur les réseaux sociaux pour les spectateurs, y affirmant ainsi une identité. D’identité, il est également question dans la contribution de Laurence Allard (pp. 501-513) sur les pratiques de double-screening et de livetweets d’émissions. L’auteure pointe non pas une pratique d’écran mais de lecture-écriture d’affects et de jugements en ligne qu’on rend public pour mieux se connecter à soi-même et à son intériorité.

15 Pour conclure, ce recueil de contributions propose des réflexions inégales, mais le lecteur s’en trouvera enrichi sur un point essentiel : toucher du doigt la tension entre la place et le rôle que des professionnels de l’image en mouvement (diffuseurs, producteurs, créateurs…) veulent donner au spectateur dans le cadre de stratégies d’interaction, voire transmédiatiques, faisant grand usage des réseaux sociaux et le rôle et la place que le téléspectateur fait jouer à ces dispositifs dans sa relation aux contenus mais également à soi et aux autres. En un sens, une réponse est apportée à la question de départ « de la multiplication des écrans, faut-il conclure à une mutation du spectateur ? ». Dans le même temps, l’issue de cette tension reste incertaine : entre tyrannie de l’attachement aux productions culturelles et distance critique, comme si la paléo-télévision n’avait pas encore totalement cédé le pas à la télévision relationnelle, le film de cinéma et les productions télévisuelles aux vidéos amateurs.

Laurent Collet
I3M, université de Toulon, F-83000
laurent.collet@univ-tln.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/04/2017
https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.10986
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