CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Du 7 octobre 2012 au 7 avril 2013, la « Hamburger Bahnhof », musée d’art contemporain de la ville de Berlin, exposait le travail du plasticien allemand Martin Honert. Le titre de cette exposition était « Kinderkreuzzug », que l’on peut traduire par « Croisade des enfants ». L’une des œuvres est en effet une toile montrant, dans un paysage vallonné, une colonne d’enfants vêtus en croisés, dont les premiers personnages émergent de la toile, sous la forme de figurines, grandeur nature, avec des visages aux yeux étrangement vides.

2Cette installation fait référence à des épisodes peu connus et mal documentés, appelés parfois « Croisade des pastoureaux ». Les événements se seraient produits entre 1200 et 1300, au départ d’Allemagne jusque dans le Sud de la France, il s’agissait alors de convoyer des enfants en leur faisant croire qu’ils seraient de véritables croisés engagés dans une sainte aventure. En fait, s’ils étaient effectivement amenés à Aigues-Mortes, qui était alors un important port sur la Méditerranée, ces enfants étaient le plus souvent embarqués sur des bateaux pour être vendus à des marchands d’esclaves. D’autres fois, les sergents recruteurs, une fois payés pour leur besogne, les noyaient dans les marécages du Rhin, du Rhône ou de la Camargue.

3Nous conservons une trace de ces faits, inscrits dans la mémoire populaire sous la forme de l’un des contes récoltés par les frères Grimm. C’est dans Le joueur de flûte de Hamelin que tous les enfants d’un village sont emmenés par un joueur de flûte, puis noyés dans la Weser, parce que le village avait refusé de verser le salaire de celui qui les avait libérés des rats. La disparition des enfants est alors une vengeance, pour une dette non payée par les parents.

4De croisade, il n’y eut sans doute pas, puisque aucun ne parvint en terre sainte. D’enfance, il n’y eut pas davantage, du moins pas comme nous l’entendons aujourd’hui – en effet, Philippe Ariès [1] a montré que le sentiment de l’enfance n’existe pas à l’époque médiévale. Mais nous ne sommes pas si loin de cette histoire, car il demeure une constante : la volonté d’écarter ceux qui ne trouvent pas place dans la société. Le Pr Zygmunt Bauman [2] note cependant que le monde est plein, il n’y a plus d’espaces sans maître, plus de territoires à coloniser où expédier les indésirables, plus de lieu où les reléguer. Un sentiment « d’insécurité sociale » envahit nos contemporains, obligés de cohabiter dans la crainte.

5Ainsi, en 2005, une situation concernant un établissement pour enfants a fait l’objet d’une pétition ainsi rédigée : « Monsieur le Préfet, l’agressivité que nous subissons dans notre quartier devient intolérable […] rien n’est fait pour endiguer cette violence […] les éducateurs sont incompétents pour gérer l’agressivité quotidienne de ces individus. La prison a été libérée de ses détenus et, comme je l’ai lu dans la presse, les locaux pourraient servir de lieu d’accueil pour ces jeunes. Il me paraît urgent que vous interveniez pour faire cesser cette situation pénible pour des gens honnêtes, qui viennent travailler la peur au ventre. »

6Ces citoyens respectables ne sont pas animés de mauvaises intentions, ils veulent se protéger, ils ont assimilé l’agitation psychomotrice, les cris et quelques incivilités à de la délinquance et proposent de résoudre le problème par l’incarcération. Cela nous ramène à la création de la prison de la « Petite Roquette » en 1836, qui était un progrès puisque les enfants étaient enfin séparés des adultes. Puis il y eut l’instauration de la première colonie pénitentiaire à Mettray en 1840, Michel Foucault [3] montre qu’elle avait, au moins, comme but humanitaire d’éviter la cellule à des mineurs. Les bagnes pour enfants, aux dérives désastreuses, furent abolis en 1945.

7Les termes choisis pour nommer les établissements pour enfants plus ou moins déviants, inadaptés ou handicapés font partie de l’histoire d’un secteur qui met du temps à éviter les amalgames, comme l’indique Claude Wacjman [4]. Il y eut les « colonies correctionnelles », les « maisons de correction », les « centres de redressement », les « instituts de rééducation ». Ces derniers, plus ou moins ancêtres des Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (itep), disposaient parfois d’une « triple habilitation », à la fois du ministère de la Justice, de la Protection de l’enfance et du secteur du handicap. C’est seulement en 1999 que le rapport Soutou-Gagneux [5], de l’Inspection générale de l’action sociale (igas), recommandait de « lever l’ambiguïté des instituts de rééducation à multiples habilitations ».

8Pourtant, une première annexe XXIV au décret du 9 mars 1956 définissait déjà des catégories, parmi celles-ci : « 3 : Enfants présentant essentiellement des troubles du caractère et du comportement, susceptibles d’une rééducation psychothérapique, sous contrôle médical […] Les enfants de la catégorie 3 sont traités dans des instituts de rééducation publics ou privés [6]. »

9En 1975, la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées [7] crée les Commissions départementales de l’éducation spéciale (cdes) et inscrit clairement les instituts de rééducation dans le champ du handicap.

10En 1989, une seconde annexe XXIV redéfinit les « conditions techniques d’autorisation des établissements et des services prenant en charge des enfants ou adolescents présentant des déficiences intellectuelles ou inadaptés [8] » et stipule « […] Sont également visés par la présente annexe les établissements (instituts de rééducation) et services distincts des précédents, prenant en charge des enfants ou adolescents dont les manifestations et les troubles du comportement rendent nécessaire, malgré des capacités intellectuelles normales ou approchant la normale, la mise en œuvre de moyens médico-éducatifs pour le déroulement de leur scolarité ».

11En 2002, la loi du 2 janvier rénovant l’action sociale et médicosociale, concerne l’ensemble des institutions de ces secteurs. Parmi ses axes principaux, elle vise à garantir les droits des usagers, des bénéficiaires, de leur entourage. Elle impose aux établissements de formaliser les conditions de leur accompagnement.

12Le début de l’année 2005 est particulièrement fécond et voit paraître presque simultanément un décret spécifique créant les Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (6 janvier) et une nouvelle loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » (11 février). Cette dernière crée les Maisons départementales des personnes handicapées (mdph), redéfinit la notion de handicap et fait entrer dans son champ les altérations de fonctions psychiques et de fonctions cognitives : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »

13Le décret s’articule à cette loi, il la précède étrangement d’un mois, fonde les Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques, introduit la notion de processus handicapant : « Les Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques accueillent les enfants, adolescents ou jeunes adultes qui présentent des difficultés psychologiques dont l’expression, notamment l’intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages. Ces enfants, adolescents et jeunes adultes se trouvent, malgré des potentialités intellectuelles et cognitives préservées, engagés dans un processus handicapant qui nécessite le recours à des actions conjuguées et à un accompagnement personnalisé… »

14La circulaire spécifique parue en 2007 [9] a « pour objet de préciser et expliciter les termes […] du Code de l’action sociale et des familles relatifs aux Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (itep). Il s’agit par ce texte d’aider à la “transformation” des Instituts de rééducation (ir) en itep, et de préciser les caractéristiques de l’itep et en particulier les problématiques des enfants concernés, la dynamique de l’intervention en itep basée sur une conjugaison des actions thérapeutiques, éducatives et pédagogiques, enfin l’organisation et le fonctionnement des itep ».

15En 2009, le décret du 2 avril étend et généralise la coopération entre les établissements scolaires et le secteur médicosocial en matière de scolarisation des élèves handicapés ou engagés dans un processus handicapant. Il est aussi pris un arrêté qui crée des unités d’enseignement dans les établissements médicosociaux. Ces deux textes, enregistrés à la même date, favorisent la mise en place de parcours personnalisés associant le soin, l’éducation et la scolarité.

16Il s’agit d’un renversement conceptuel, les troubles du comportement sont dorénavant définis comme les symptômes de « difficultés psychologiques » que ces enfants et adolescents « subissent » et qui constituent une « limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société ». Cette population résiste en partie à une définition simple et stable, ces difficultés psychologiques peuvent avoir des causes multiples, s’exprimer différemment selon les contextes de vie et connaître une forte variabilité.

17L’association nationale des itep (aire) est un acteur assidu de cette évolution pour une meilleure prise en compte de ces enfants, adolescents et jeunes adultes. Elle est soutenue par de nombreuses personnalités, notamment par celles qui ont composé son conseil scientifique [10]. Le Pr Roger Misès s’est préoccupé des « pathologies limites de l’enfance [11] » après avoir rédigé la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent [12] (cftmea). Le Pr Philippe Jeammet, auteur de nombreux ouvrages sur ce thème [13], est intervenu à plusieurs reprises lors des journées de formation et de recherche de l’aire [14].

18Ainsi, c’est sur la base d’un militantisme professionnel et de préoccupations cliniques que s’effectue l’évolution de la réglementation, dans un dialogue permanent avec les pouvoirs publics, au profit de ces enfants longtemps ignorés, exclus ou maltraités. Plusieurs travaux, menés en région comme au plan national par plusieurs organismes, montrent l’actualité d’une préoccupation commune.

19Depuis la fin de l’année 2009, l’aire a introduit le concept d’itep fonctionnant en dispositif, elle bénéficie du soutien de la cnsa (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie) pour conduire une expérimentation sur ce thème et l’articuler avec les autres recherches en cours. Cela devrait permettre leur enrichissement mutuel et, à terme, une meilleure connaissance des populations concernées, des établissements, services, structures ou dispositifs permettant de les prendre en compte, et des pistes de travail susceptibles d’améliorer leur connaissance, leur reconnaissance, leur parcours, leur accompagnement.

Notes

  • [*]
    Sylvain Favereau, secrétaire général de l’aire, 2008-2013. Vice-président de la cdaph du Vaucluse.
    sylvain.favereau@gmail.com
  • [1]
    P. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.
  • [2]
    Z. Bauman, Vies perdues : la modernité et ses exclus, Paris, Rivages, 2009.
  • [3]
    M. Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
  • [4]
    C. Wacjman, Les fondements de l’éducation spécialisée, Paris, Dunod, 2009.
  • [5]
    P. Soutou, M. Gagneux, Rapport igas 1999006, relatif aux instituts de rééducation.
  • [6]
    Annexe XXIV au décret n° 56-284 du 9 mars 1956, « Conditions techniques d’agrément des établissements privés pour enfants inadaptés », jo du 25 mars 1956.
  • [7]
    Loi n° 75-534 du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées.
  • [8]
    Annexe XXIV au décret n° 89-798 du 27 octobre 1989, « Conditions techniques d’autorisation des établissements et des services prenant en charge des enfants ou adolescents présentant des déficiences intellectuelles ou inadaptés », bo n° 45, 14 décembre 1989.
  • [9]
    Circulaire du 14 mai 2007, relative aux instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques.
  • [10]
    Conseil scientifique de l’aire depuis 1995 : Jean-Paul Artis, Serge Boimare, Élizabeth Callu, Michel Chauvière, André Ducournau, Bernard Eme, Luc Fouarge, Marie-Luce Gibello, Hervé Hamon, Pr Philippe Jeammet, Jean-Marc Lesain Delabarre, Pr Roger Misès, Dr Rémy Puyuelo, Michel Vandercam, Claude Wacjman.
  • [11]
    R. Misès, Les pathologies limites de l’enfance, Paris, Puf, 1999.
  • [12]
    R. Misès et coll., Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (cftmea), ehesp, 2012.
  • [13]
    P. Jeammet, Pour nos ados, soyons adultes, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • [14]
    P. Jeammet, Actes de l’aire année 2002, 2004.
Français

Les populations dérangeantes ont souvent fait l’objet de rejet, de stigmatisation, voire pire. Les troubles du comportement sont désormais pris en compte en tant que signes de difficultés psychologiques. Les modalités d’accompagnement et la réglementation évoluent et permettent une meilleure prise en compte du processus handicapant dans lequel ces enfants, adolescents et jeunes adultes sont engagés.

Mots clés

  • histoire
  • réglementation
  • évolution
  • dispositif
  • aire
Sylvain Favereau [*]
  • [*]
    Sylvain Favereau, secrétaire général de l’aire, 2008-2013. Vice-président de la cdaph du Vaucluse.
    sylvain.favereau@gmail.com
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/01/2014
https://doi.org/10.3917/empa.092.0015
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...