CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Concluant un travail de dix ans sur les archives relatives à la faillite de la Compagnie universelle du canal de Panama et au scandale qui s’en est suivi, J. Bouvier met en garde ses lecteurs :

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« Finalement, il ne faut pas se laisser prendre aux prestiges des scandales. Ceux-ci sont utiles à l’Histoire par ce qu’ils révèlent d’un temps, d’une économie, d’une société. Mais ce ne sont pas eux qui rendent compte du développement historique. Les régimes et les systèmes économiques et politiques ne meurent jamais de leurs scandales. Ils meurent de leurs contradictions, ce qui est autre chose [1]. »

3Panama en offre pour l’historien la preuve éclatante :

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« Une compagnie fait faillite, des maladroits se laissent prendre par la justice, des hommes politiques versent dans le fossé. Et quoi de changé, après ces misérables péripéties ? Rien. […] Le scandale n’a été qu’un accident bénin. La mécanique de l’économie, de la politique et de la vie sociale n’en a nullement été affectée de manière durable [2]. »

5Les interprétations les plus courantes du scandale en sciences sociales invitent en fait fortement à une telle conclusion [3]. Dans la perspective d’une hypothèse fonctionnaliste, que le scandale ne change rien offre la preuve de son efficacité, sa fonction consistant précisément à réaffirmer la pertinence des normes existantes. Cette absence de conséquences à terme du scandale est également assez compréhensible dans le cadre d’une analyse stratégique qui interprète le scandale comme un coup possible à jouer dans le cadre d’une compétition partisane : s’il correspond à une simple conjoncture, rien n’implique en effet qu’en subsistent des traces dans l’espace social, sous formes d’institutions par exemple.

6Or, une relecture du cas de Panama montre qu’il est possible de proposer une interprétation du scandale alternative aux deux précédentes. L’exemple choisi montre en effet que, loin de ne « rien » changer, le scandale constitue en fait une épreuve à laquelle viennent s’affronter toute une série de normes, d’acteurs ou de dispositifs qui s’en trouvent tous modifiés, reconfigurés, voire transformés. Parce qu’il dévoile l’existence de transgressions, de dysfonctionnements, de liens collusifs habituellement cachés, le scandale est convoqué par de nombreux acteurs comme un mot d’ordre, c’est-à-dire comme un appel à des mobilisations visant à mettre fin à la confusion qui semble à cet instant menacer le monde social. Et ces mobilisations ne sont pas sans effets.

7On vérifiera cette interprétation en montrant d’abord que, si le scandale suppose bien un soubassement normatif largement partagé – qui a largement trait dans le cas de Panama au statut moral de « l’argent » –, cet ensemble normatif est lui-même sensiblement affecté par l’événement : à une hostilité à l’argent d’origine précapitaliste vient s’intriquer, à l’occasion des scandales financiers des deux dernières décennies du XIXe siècle, une réticence spécifique à l’égard de la modernisation libérale. On montrera ensuite comment ce mouvement de reconfiguration normative offre en retour des points d’appui nouveaux qui viennent redoubler le pouvoir mobilisateur des dénonciations scandaleuses : les forces politiques émergentes du moment, droite nationaliste et socialisme, s’y appuient ainsi largement. On verra enfin que, dans le prolongement de ces mobilisations, sont produites des règles et des conventions qui ont pour but d’enrayer la menace anomique que semble faire peser le scandale par la stabilisation, l’affirmation ou la professionnalisation d’identités sociales, politiques et économiques.

Panama, une revanche politique ?

8Un récit des événements survenus autour du scandale de Panama entre 1892 et 1897 qui ne tiendrait pas compte des compétitions politiques du moment ne serait guère intelligible [4]. Les mobilisations auxquelles donne lieu le scandale ne peuvent notamment être comprises que dans le contexte de l’échec récent du boulangisme et dans celui des élections législatives de 1893. Plusieurs protagonistes du scandale expriment d’ailleurs publiquement l’opportunité tactique qu’a représentée pour eux l’événement. Interrogé par la Commission d’enquête parlementaire sur « les affaires de Panama » constituée en 1892, l’ancien député radical Andrieux explique ainsi pourquoi il a transmis à l’organe boulangiste La Libre Parole une liste de députés qui auraient été corrompus par la Compagnie du canal :

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« Quant à moi, je ne vous dissimule pas que j’y trouvais un intérêt politique […]. Ce n’est un mystère pour personne que je suis l’adversaire d’une fraction du parti républicain à laquelle appartient un grand nombre de membres de la Commission [la fraction opportuniste] ; mais enfin, le parti étant debout [après sa victoire contre Boulanger] j’ai cherché à l’atteindre, et lorsqu’on m’a offert des armes, je ne me suis pas préoccupé autrement de savoir d’où elles venaient ni de la pureté de la source : je les ai prises [5]. »

10Barrès ne craint pas de même de dévaloriser l’action des boulangistes, dont il fait partie, lorsqu’il fait dialoguer deux de ses personnages au début de Leurs Figures :

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– « Nous avions Boulanger pour utiliser un scandale, mais aujourd’hui quel bénéfice à détruire les parlementaires ? – Mon bénéfice, dit Sturel, en s’échauffant sur ce vilain mot, c’est de venger Boulanger [6]. »

12Il est indéniable que le scandale de Panama a présenté une opportunité formidable pour de nombreux acteurs et A. Garrigou a raison de souligner l’importance de ce point de vue du scandale des décorations, intervenu en 1887, qui a contribué à révéler une « vulnérabilité spéciale des représentants politiques au scandale », cette « découverte » ayant contribué à transformer la scandalisation en une stratégie désormais possible [7]. Le modèle d’interprétation des crises politiques offert par M. Dobry s’avère ici particulièrement précieux [8]. Si le scandale de Panama a tellement frappé ses contemporains, c’est en effet pour une bonne part parce qu’avec lui, un scandale prend pour la première fois en France tous les traits d’une « conjoncture fluide » : la multiplicité des lieux d’où émanent les révélations et où se déroulent les affrontements, la perte du caractère auto-référentiel des sphères d’activité affectées par le scandale, tout contribue à donner un caractère multisectoriel particulièrement affirmé à l’événement [9].

13Relever l’existence de stratégies de scandalisation et/ou constater leur caractère multisectoriel ne suffit toutefois pas entièrement à expliquer leur succès, ni pourquoi Panama a pu à ce point devenir ce « grand précédent obsédant » pour les générations politiques à venir [10]. Une stratégie scandaleuse peut-elle réussir sans qu’existent des valeurs partagées dont la transgression soit susceptible de provoquer une indignation ? Andrieux sait bien que si les informations dont il dispose peuvent être utilisées comme une « arme », c’est qu’il y a de bonnes chances qu’elles suscitent une désapprobation susceptible d’affaiblir ses adversaires. Si, comme le pense Léon Blum, le « retentissement » du scandale de Panama ne peut être comparé à aucun des scandales dont il a été témoin, c’est pour lui parce qu’il a suscité une « rage » et un « dégoût » tels qu’il justifiait l’appel à une « révolte nationale [11] ». Si l’on retient l’hypothèse de Dampierre selon laquelle le scandale est un « test » qui permet de mesurer le degré d’assentiment d’une communauté aux normes qui ont été transgressées [12], ce test est incontestablement positif dans le cas de Panama. Mais il reste à déterminer précisément quelles sont ces normes capables de jeter le discrédit sur ceux qui ne les ont pas respectées et comment elles ont pu effectivement appuyer des mobilisations.

Démocratisation financière et résistances antichrématistes

14Le retentissement du scandale de Panama se comprend mieux si l’on tient compte de l’importance d’un discours critique sur « l’argent » qui se développe en amont et en aval de l’événement. Avant d’étudier ce discours, il faut commencer par souligner que ce scandale fait suite à une série d’affaires financières qui défraient la chronique dans les années précédentes. Parmi celles-ci, il faut mentionner le krach de l’Union générale en 1882 qui prit également la forme d’un scandale lorsqu’il apparut que la chute de cet établissement bancaire s’expliquait par une série de malversations comptables et financières [13]. C’est la mise en parallèle de ces affaires qui explique d’ailleurs l’émergence dans le lexique politique français du syntagme « scandale financier » ou « politicofinancier » inconnu jusque-là. Or, il va apparaître pour beaucoup que ces scandales financiers révèlent en fait le vrai visage d’une société dominée par l’argent : la dénonciation des scandales et celle de l’argent vont dès lors tendre à se renforcer mutuellement, voire à se confondre, et cette confusion pourra constituer un ressort longtemps efficace pour des mobilisations.

15Un historien comme A. Plessis a déjà suggéré que le retentissement particulier des scandales en France serait lié à une « allergie éprouvée depuis longtemps par les Français pour la Bourse, les banques et les affaires d’argent [14] ». Souvent affirmée, jusqu’à prendre parfois la forme d’un lieu commun, cette réticence à l’égard de l’argent est cependant rarement démontrée ni expliquée. Les auteurs qui y font référence se contentent généralement de la constater et d’en attribuer l’origine à une supposée « culture catholique ». Pour M. Martin, par exemple, c’est une « tradition culturelle catholique » qui inspirerait « la méfiance, parfois la condamnation, en tout cas une discrétion un peu honteuse à l’égard de l’argent et des activités qui le mettent en jeu [15] ». Les situations de scandale financier offrent en fait précisément une occasion à peu près sans équivalent de tester cette hypothèse d’un rapport problématique à l’argent et d’explorer, le cas échéant, les sources normatives de la réticence supposée. L’étude des discours développés autour des scandales des années 1880-1890 offre, de plus, l’opportunité de regarder comment se constitue un discours public sur l’argent, qui ne se contente pas de puiser dans une « tradition culturelle », mais qui la réarticule à une dénonciation de la modernité et, pour certains, à une hostilité antijuive.

16Pour comprendre comment cette articulation nouvelle se met en place, il faut commencer par observer que la multiplication des scandales financiers dans la France de la fin du XIXe siècle correspond à un mouvement inédit de démocratisation boursière et financière. Ni la chute de la Compagnie du Panama en 1889, ni même celle de l’Union générale en 1882 ne marquent certes les premiers krachs scandaleux de l’histoire économique française. Si l’on cherche un événement fondateur, le choix de la banqueroute de Law s’impose assez naturellement [16]. Le public affecté par cette dernière restait toutefois essentiellement restreint à une élite aristocratique [17]. Ce sont par contre près de 16 000 créanciers (clients et actionnaires) qui sont lésés par l’effondrement de l’Union générale. Plus important, les contemporains de l’événement sont frappés par l’hétérogénéité de ce public : beaucoup s’étonnent de trouver réunis autour de cette entreprise des grands noms de la noblesse mais aussi des « marchands, ouvriers, employés, prêtres de campagne, vieilles demoiselles, rentières, paysans [18] ». Avec Panama, c’est encore un changement d’échelle qui s’opère : ce sont plus de 600 000 personnes qui sont touchées directement par la cessation des activités de la Compagnie du canal interocéanique. Au point que tend à s’opérer l’assimilation de ces actionnaires et obligataires à la « nation » tout entière. Cet accroissement considérable du nombre de personnes susceptibles d’être concernées par une banqueroute ou un krach doit être mis en relation avec deux phénomènes conjoints : la diffusion sans précédent, à compter du milieu du XIXe siècle, de ces instruments financiers que sont les valeurs mobilières (actions, obligations, rentes d’État notamment) ; et ce qui rend possible cette diffusion, à savoir un maillage serré du territoire français par un réseau bancaire de plus en plus dense.

Un mouvement de financiarisation de la vie économique

17Les scandales financiers naissent en fait au moment précis où les valeurs mobilières deviennent la forme privilégiée d’épargne des Français. C.-A. Michalet a montré comment le goût longtemps affirmé des épargnants français pour les avoirs immobiliers cédait peu à peu le pas, à compter du milieu du XIXe siècle, à un engouement nouveau pour les valeurs boursières, françaises ou étrangères, engouement correspondant lui-même à des facteurs multiples [19] : un élargissement de l’offre tout d’abord, les émissions d’actions et d’obligations se succédant à un rythme précipité à compter de 1847 ; de nouvelles perspectives de rendement ensuite, liées à la seconde révolution industrielle. C.-A. Michalet montre également comment les couches moins fortunées de la population française tendent à aligner, à partir des années 1860, leurs préférences sur celles de la grande bourgeoisie parisienne et substituent à leur tour les valeurs mobilières aux formes traditionnelles d’épargne. Ce bouleversement de l’échelle des préférences de placement est acquis au cours des années 1880 qui voient les valeurs mobilières l’emporter sur toutes les autres formes d’actif dans l’ensemble des avoirs détenus par les Français.

18Cette nouvelle orientation vers les valeurs mobilières, et tout spécialement vers les actions et les obligations, n’aurait pas été possible sans que se développent, parallèlement à la croissance de ces titres, des réseaux pour les distribuer. Évoquer ces nouveaux intermédiaires financiers que sont notamment les banques de dépôts, c’est aussi constater une unification de l’espace économique et financier national qui n’est pas sans importance pour comprendre la portée des scandales financier à partir de la fin du siècle. C’est la seconde moitié du XIXe siècle qui voit en effet la banque devenir un interlocuteur économique pour des couches de plus en plus larges de la population française. Les nouveaux établissements bancaires nationaux, dont le Crédit lyonnais apparaît comme la figure emblématique [20], peuvent, grâce à leur réseau d’agences et de succursales, s’adresser à un public beaucoup plus large que celui de la « haute banque », dominante jusqu’alors. Ce sont eux qui vont diffuser sur le marché de l’épargne les rentes d’État puis les actions et les obligations de sociétés. Se met ainsi en place un espace financier nouveau, souvent hypostasié sous le terme d’« épargne nationale », hypostase à laquelle ont souvent recours les protagonistes du scandale de Panama. Les promoteurs de l’entreprise jouent d’ailleurs largement de cette idée, avant même que le scandale n’éclate, lorsqu’il s’agit de mobiliser les fonds jugés nécessaires à l’entreprise de creusement du canal interocéanique. F. de Lesseps écrit ainsi dans un rapport à l’assemblée des actionnaires du premier août 1888 : « La France entière s’est pour ainsi dire associée pour l’exécution du canal maritime de Panama ». Les commentateurs s’accorderont tous à voir dans le désastre un dommage causé au pays dans son ensemble. Bernanos pourra évoquer de même « la masse des petits actionnaires du Panama, c’est-à-dire l’ensemble du pays [21] ».

19Avec ce qui s’esquisse comme une « démocratie mobilière [22] » se démocratise parallèlement la banqueroute et le krach. Ce mouvement donne aux scandales financiers une assise sociale bien plus large qu’à la banqueroute de Law et contribue à leur retentissement. L’ampleur de l’événement est désormais nationale, et non plus locale et/ou sectorielle. J.-Y. Mollier, analysant l’actionnariat de la Compagnie du Panama, a pu ainsi montrer qu’il contenait bien les « germes d’un capitalisme populaire [23] ».

L’argent problématique

20Or, ce mouvement s’accompagne paradoxalement de la large diffusion d’un discours social sur l’argent qui prend un tour de plus en plus critique. Nous proposons de qualifier ce discours, à la suite de Max Weber, d’« antichrématistique » ou plus simplement d’« antichrématiste ». Weber qualifie en effet de « conceptions radicalement antichrématistiques [24] » ces dispositions auxquelles ont été confrontés l’ordre capitaliste et sa nouvelle vision du monde, dans laquelle l’acquisition de l’argent est un devoir impératif pour l’homme. Comme on le sait, l’ordre économique capitaliste nécessite précisément, pour Weber, une « conduite de vie “chrématistique” », c’est-à-dire dans laquelle le gain d’argent fait l’objet d’une approbation morale [25]. Qualifier le discours sur l’argent qui se développe à la fin du XIXe siècle d’antichrématiste permet d’une part de le rattacher à des dispositions précapitalistes à l’égard du gain et, d’autre part, de le distinguer de critiques orientées plus spécifiquement vers le capitalisme [26] ou vers la Bourse [27].

21On voit se multiplier, par exemple, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les ouvrages littéraires portant comme simple titre L’Argent, de celui de Vallès (1857) à celui de Péguy (1913), en passant bien sûr par Zola (1891), pour les plus fameux. À partir de 1885, nombre de ces œuvres sont directement inspirées de l’actualité scandaleuse. Lorsque l’héroïne de Zola, Caroline, dénonce « l’argent, l’argent roi, l’argent Dieu, au-dessus du sang, au-dessus des larmes, adoré plus haut que les vains scrupules humains, dans l’infini de sa puissance [28] », elle apparaît comme le porte-parole de nombre de ses contemporains pour qui les scandales financiers de la fin du siècle ont révélé une société gangrenée par l’argent. Avec le scandale de Panama, la dénonciation de l’argent devient quasi-ment obsessionnelle : la vénalité de la presse, la cupidité des parlementaires, l’âpreté aux gains des banques, la floraison d’un monde d’intermédiaires financiers suspects, tout ce qu’a laissé entrevoir le scandale ne révèle-t-il pas une société dans laquelle l’appât de la richesse a fait tomber toutes les barrières morales ?

Revitalisation d’un discours infra-théologique sur l’argent

22Les origines de ce discours sont certes anciennes. Comme le note Hirschman, avant d’être considérées comme honorables, des activités lucratives telles que le commerce et la banque « avaient été réprouvées et honnies durant des siècles, parce qu’on y voyait l’incarnation de la cupidité, de l’amour du gain et de l’avarice [29] ». Hirschman, à la suite de Weber, parle toutefois de cette réprobation au passé et cette « échelle de valeurs », qui place au dernier rang les activités lucratives, aurait été bouleversée dès le XVIIIe siècle, depuis lequel « on ne saurait plus s’en remettre aux préceptes moralisateurs des philosophes ou aux commandements de la religion » en matière économique. Or, le discours développé autour des scandales montre qu’il n’en est rien et les scrupules à l’égard des activités financières semblent en fait largement partagés, comme le laissent par exemple entendre les critiques sur les profits réalisés par les banques au détriment de la Compagnie de Panama.

23Les réactions aux scandales financiers illustrent bien, dans le cas de la France, la persistance de tels jugements d’origine précapitaliste. Les cas de Panama et de l’Union générale montrent précisément que la contradiction entre un secteur financier qui se développe de fait et des principes moraux qui s’y opposent n’est pas encore résolue à la fin du XIXe siècle. Le scandale fonctionne véritablement ici comme une épreuve pour ces principes et ces normes, ou comme un « test » au sens de Dampierre. Alors que la banque parvient à s’imposer dans le paysage économique, l’échec de l’un ou l’autre de ses représentants, ou la déroute d’une entreprise qu’elle soutient ou à laquelle elle a fait participer sa clientèle, fait resurgir des thématiques critiques anciennes dont on voit alors qu’elles ont conservé toute leur vitalité.

24La façon dont est traité le thème de l’argent à la fin du XIXe siècle offre un cas remarquable de ce que G. Auclair décrit comme un discours « infra-théologique [30] » : si les énoncés antichrématistes réfèrent rarement de façon explicite à un corpus religieux [31], ils n’en continuent pas moins d’y puiser des points d’appui normatifs. M. M’Sili a montré ainsi la prépondérance d’une approche morale des « crimes d’argent » par la presse populaire entre 1868 et 1914 et l’inscription de cette approche dans la continuité de significations religieuses antérieures [32]. Le traitement de ces faits divers relatifs à l’argent se caractérise notamment par un complet manque d’intérêt pour les circonstances sociales des vols, au profit d’une signification cherchée ailleurs, dans une nature humaine où la cupidité et l’avidité semblent toujours prêtes à resurgir, dès lors que le sens moral vient à faire défaut. La thématique des vices, issue de la théologie morale [33], reste ainsi disponible lorsque des déceptions suivront les faillites bancaires ou les krachs, annulant la valeur de centaines de milliers d’obligations. Et les dénonciations de l’idolâtrie de l’argent continuent d’affluer dans la France républicaine. « L’argent roi » et « l’argent Dieu » constitueront d’ailleurs longtemps des figures de dénonciation privilégiées par la gauche [34].

De l’antichrématisme à l’antisémitisme

25Avec les scandales, l’antichrématisme traditionnel vient de plus s’accoupler à une critique plus spécifique de la modernité. On voit bien s’opérer cette jonction dans le commentaire qu’un journaliste catholique italien donne du scandale de Panama :

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« Le manchestérianisme, c’est-à-dire le libéralisme économico-social, le système du laisser-faire et du laisser passer, a facilité et excité les appétits du matérialisme ; et en introduisant dans la société la névrose de la spéculation, d’autant plus aimée que risquée, il a préparé le sang à l’infection du bacille Panama. Et la dictature de l’argent a été le grand propagateur de l’infection. Il est connu que le libéralisme, en jetant bas le vieux droit patrimonial au lieu d’en corriger les défauts, en dépréciant le capital immobilier (le capital le plus moralisateur qui soit, absolument parlant), a produit la dictature du grand corrupteur, du Veau d’or, de l’inique Mammon. Aujourd’hui, Méphistophélès peut bien chanter : Dieu de l’or, seigneur du monde [35] ! »

27La thématique religieuse du mammonisme est ici réinterprétée dans la perspective plus large d’une critique sociale. Le scandale relance la question d’un argent qui ne fait plus seulement courir un danger au salut des individus mais qui menace la société de « décomposition ». Si, pour l’auteur, l’idolâtrie de l’argent quitte le registre de l’aberration individuelle pour devenir la disposition dominante, c’est parce que les conditions de l’activité économique ont été transformées en profondeur sous l’effet du libéralisme. La conversion des patrimoines immobiliers en portefeuilles d’action apparaît ici comme le symbole de ce bouleversement, la circulation nouvelle de l’argent permettant la diffusion de ces nouvelles « infections » que sont les scandales. En dénonçant le libéralisme économique, en soulignant l’impact moral des changements dans les formes de la propriété, en faisant de l’un et de l’autre la cause de la « dictature de l’argent » porteur de désordres d’un genre nouveau, le journaliste synthétise les thèmes qui parcourent nombre de discours inspirés par les scandales.

28Les scandales financiers vont de surcroît largement contribuer à ajouter un troisième terme à cette opération d’assimilation en fixant sur le thème de l’antichrématisme une hostilité antijuive. La production littéraire des années 1880-1890 offre un modèle à la fois épuré et original des liens qui sont tissés alors entre les scandales et la dénonciation de l’argent et laisse entrevoir une bifurcation possible vers un antisémitisme qui assimilera purement et simplement la modernité, l’argent et la figure du « Juif ». On trouvera ces nouvelles articulations particulièrement bien illustrées chez trois auteurs : Maupassant, Bourget et Zola. Les ouvrages que leur inspire l’actualité scandaleuse ont en commun de mettre en scène la substitution d’un monde nouveau, dans lequel les instincts pécuniaires des hommes ne sont plus freinés par aucune barrière morale, à un monde aristocratique fondé sur l’honneur dont les scandales annoncent justement l’effondrement définitif. Georges Duroy, l’anti-héros du Bel-Ami de Maupassant, exemplaire de ce point de vue, apparaît comme la préfiguration romanesque de la figure du « cynique » telle qu’elle sera construite un peu plus tard par Simmel dans sa Philosophie de l’argent, le sociologue faisant précisément de cette figure un type accompli du rapport moderne à l’argent [36]. La Cosmopolis de Bourget, transposition transparente du krach de l’Union générale, est tout entière construite sur l’opposition de la figure du Marquis de Montfanon, qui représente tout à la fois les anciens codes de l’honneur chevaleresque et les vertus d’amitié, de fidélité et d’abnégation, et du baron Hafner qui incarne une société cosmopolite dont l’immoralité se dévoile à mesure que se déroule l’intrigue. Or, les romans « financiers » de Maupassant, de Bourget ou de Zola ont également pour caractéristique commune la mise en avant de personnages de banquiers juifs : Hafner chez Bourget, Gundermann chez Zola, Andermatt dans le Mont-Oriol de Maupassant. Les auteurs n’attribuent pas à ces figures une volonté de domination [37], mais en font l’emblème d’une mentalité ou d’un ethos qui semble promis à une diffusion dans l’ensemble de la société et dont témoigne chez Zola par exemple, l’ivresse des foules gagnées aux jeux de la Bourse.

29Cette double assimilation de l’argent, puis de la figure du « Juif », à la modernité précède certes, pour une bonne part, les scandales. On sait qu’un antisémitisme anticapitaliste commence à se développer à compter de la moitié du XIXe siècle, dans le sillage de Proudhon et Fourier notamment pour la France, et qu’il se cristallise volontiers sur la figure de Rothschild, présenté comme l’incarnation tout à la fois du capitalisme financier et de la « finance juive ». Il reste que les scandales financiers contribuent à une large diffusion de ces schèmes. J. Ver-dès-Leroux a souligné la contribution du krach de l’Union générale à la montée d’antisémitisme de la fin du siècle à partir de l’interprétation selon laquelle l’Union, liée aux milieux catholiques et légitimistes, aurait été « assassinée en bourse » par une coalition bancaire derrière laquelle il faudrait reconnaître la main de la « banque juive » en général et de Rothschild en particulier [38].

30La contribution du scandale de Panama à la constitution de l’antisémitisme moderne semble encore plus décisive. Cette contribution a d’ailleurs frappé certains contemporains de l’événement, à l’image de Zola qui souligne dès 1901 que « deux aventures néfastes sont l’œuvre unique de l’antisémitisme : le Panama et l’affaire Dreyfus [39] ». Les promoteurs de l’antisémitisme s’employèrent en effet à prouver que le scandale de Panama représentait la démonstration de leurs thèses. Ils pouvaient appuyer cet argument sur le fait que les trois principaux agents de la corruption des parlementaires français, dont les noms étaient apparus en 1892, Reinach, Herz et Arton étaient tous les trois juifs, et d’origine étrangère de surcroît. Comme le résume H. Arendt, le scandale révélait non seulement l’intrication du monde parlementaire et de celui des affaires mais surtout que « les intermédiaires entre l’entreprise privée et l’appareil d’État étaient presque exclusivement des Juifs » : « les antisémites pouvaient désigner les parasites juifs d’une société corrompue pour “prouver” que, partout, les Juifs n’étaient que les termites d’un organisme et d’un peuple par ailleurs sain [40]. » On trouve la conjonction de la dénonciation de l’argent et de l’antijudaïsme particulièrement bien illustrée dans l’ouvrage que Drumont consacre à Panama sous le titre De l’or, de la boue et du sang. L’auteur se complaît à y montrer que le scandale de Panama était annoncé par ses propres ouvrages. Évoquant les figures d’Arton ou de Herz, il se réjouit ainsi :

31

« Tous ces personnages semblent tout à coup s’être échappés des pages de La France Juive pour apparaître en chair et en os devant la foule. C’est le monde de La France Juive qui surgit brusquement devant nous, non plus dans la demi-teinte du livre, mais de l’obscurité à la pleine lumière [41]. »

32Non seulement ces personnages sont l’image de la « France juive », mais ils apparaissent comme la figure même du mal moderne. Grâce à Panama, les « yeux de tous les Français » doivent s’ouvrir :

33

« Ils voient à quoi a abouti la Révolution […]. En cheminant le long de nos avenues, ils constatent que les plus magnifiques hôtels sont occupés par des Juifs, et que chacune de ces demeures raconte un vol, une escroquerie, un pouff, un krach, une banqueroute, un coup de Bourse, des désespoirs et des suicides [42]. »

34Les Juifs incarnent donc le monde moderne, celui qui est né de la Révolution. Et s’ils sont en mesure d’occuper la position de domination que leur suppose Drumont, c’est grâce aux profits illégitimes que génèrent la Bourse et les opérations financières. Au monde des petits et des laborieux, au monde d’avant la Révolution, se sont donc substitués un monde d’« injustice et de vol », l’univers de la Bourse, des êtres obscurs qui manipulent le monde en coulisse. Argent, modernité, judaïsme sont ainsi trois facettes du même mal. Et c’est bien ce que révèle le scandale pour Drumont.

35L’assimilation des Juifs à « l’argent » est en fait largement partagée à la fin du XIXe siècle et constitue un ressort possible de la mobilisation autour des scandales. Si, comme le note Z. Sternhell, l’antisémitisme apparaît à beaucoup comme le « dénominateur commun capable de servir de plate-forme à un mouvement de masse [43] », le lien noué avec un antichrématisme dont a vu qu’il conservait alors toute sa force devait, pour ceux qui l’ont opéré, redoubler son pouvoir mobilisateur. Les scandales financiers du XXe siècle viendront montrer que ce lien gardera longtemps toute sa force [44].

Enrayer la menace « anomique »

36L’événement Panama met ainsi en lumière une série de tensions qui parcourent la société française de l’époque et offre l’occasion de dépasser un discours vague sur une « allergie à l’argent » supposée caractéristique de la société française. Il laisse apercevoir comment les sources normatives de l’antichrématisme sont reprises, réinterprétées et réarticulées à une problématique nouvelle de la modernité libérale et comment ce discours nouveau participe de surcroît à la diffusion d’un antisémitisme lui-même reformulé à la lumière des krachs et des scandales. Ces derniers s’offrent donc non seulement comme un « test » ou une mesure des normes effectives à un instant donné, mais apparaissent comme des moments privilégiés d’invention discursive. Or, la dimension créatrice du scandale concerne, au-delà de ces points d’appui normatifs, tout une série de pratiques, de règles d’action, voire d’identités politiques ou professionnelles. Pour comprendre le passage d’un discours dénonciateur à des changements pratiques, il faut maintenant montrer comment les scandales financiers, et tout particulièrement celui de Panama, ont pu être associés, via la dénonciation de l’argent, au sentiment partagé d’une menace pesant sur la société tout entière. Un sociologue face aux krachs

37Cette menace, Durkheim l’identifiera précisément comme une menace anomique, dans son ouvrage sur Le Suicide, où il revient sur le cas de l’Union générale. Le sociologue ouvre en effet son chapitre sur « le suicide anomique » par une évocation de la crise financière de 1882 consécutive au krach, et lui attribue la responsabilité de la forte augmentation du taux de suicide que font alors apparaître les statistiques. Durkheim voit dans cet événement une profonde « perturbation de l’ordre collectif  [45] » : en bouleversant la mesure des ressources et des besoins dans l’ordre économique, la crise scandaleuse mettrait finalement à mal toute l’échelle des rangs et des statuts sociaux. Les réglementations tacites des comportements appliquées précédemment feraient désormais défaut et la conscience publique ne serait plus capable de classer hommes et choses selon leur valeur.

38

« Les appétits, n’étant plus contenus par une opinion désorientée, ne sachant plus où sont les bornes devant lesquelles ils doivent s’arrêter [46] », le krach et la crise financière tendent donc à provoquer un « état de dérèglement ou d’anomie [47] ».

39Ce sentiment d’un dérèglement du monde social, bien formalisé par Durkheim, se diffuse en fait très largement. Pour comprendre ce mouvement, il faut sans doute revenir sur la dimension multisectorielle de ces scandales. Comme le note justement M. Dobry, la « vertu déstabilisatrice » des scandales dans les sociétés modernes tient tout à la fois à ce qu’ils produisent des conjonctures fluides et à ce qu’ils révèlent les réseaux collusifs qui leur préexistent [48]. En dévoilant une multiplicité de liens, jusque-là cachés, entre les banques, la presse, le monde parlementaire et la justice, les scandales financiers pouvaient en effet donner le sentiment qu’une bonne partie du monde social était devenue illisible, puisqu’on ne pouvait plus y distinguer avec certitude un parlementaire d’un lobbyiste, un journaliste d’un agent commercial, un banquier d’un maître chanteur, etc. [49] La possibilité même de mobiliser sur le scandale repose sans doute pour une bonne part sur ce sentiment de confusion, lié largement à la dimension multisectorielle des accusations. Ce sentiment partagé explique également la forme que vont prendre les réactions en réponse au scandale, qui vont sonner comme des appels à la mobilisation, orientés par une exigence de remise en ordre.

Rebâtir des parois étanches

40Ces mobilisations opèrent à deux niveaux. À un premier niveau, elles se limitent à une volonté de répondre par des dispositions pratiques aux empiétements sectoriels qui ont été révélés avec le scandale : il s’agit de créer ou de renforcer des dispositifs visant à réassurer l’étanchéité des secteurs dont l’autonomie est parue menacée et/ou d’introduire de la certitude en lieu et place de l’incertitude produite par le scandale. Ces dispositifs vont se traduire, par exemple, pour les épargnants individuels, par la définition des « bonnes pratiques » d’épargne et de placement visant à empêcher que les déconvenues subies par les actionnaires et les obligataires de la Compagnie du canal de Panama ne se renouvellent. Les années qui suivent le scandale voient ainsi naître une « école de conseilleurs [50] » d’où sont issus des ouvrages à gros tirage, comme L’art de placer et de gérer sa fortune de Leroy-Beaulieu (1902) ou Les Dix commandements du rentier de Neymarck (1898), qui proposent conseils pratiques et principes généraux de gestion de l’épargne à leurs lecteurs. Il leur est ainsi suggéré de ne plus placer à court terme sur la base de « tuyaux », mais de se donner l’horizon d’une vie. L’investisseur en Bourse est ainsi invité à privilégier les « valeurs fondamentales » qui mêlent bons rendements et plus-value à moyen terme : obligations des grandes sociétés, rentes d’État, qui doivent constituer la base principale des placements du « rentier paisible » et qui n’ont pas l’inconvénient de connaître des « variations erratiques des cours [51] ». Ces « conseils pratiques » correspondent aussi à une moralisation puisque la « bonne épargne » est largement définie contre la « mauvaise spéculation ». On le voit très bien chez Leroy-Beaulieu qui oppose la fortune obtenue par « placements à développement graduel et souvent assez lent » au modèle du « jeu » et de l’enrichissement rapide, d’ailleurs promis à l’échec, puisque « les spéculateurs, même les plus géniaux et ayant des idées finalement justes, se ruinent en général et ruinent leur entourage [52] ». Cette moralisation de l’argent via l’épargne apparaît ainsi comme un moyen pratique de résoudre la tension entre la démocratisation de l’accès à la Bourse et les résistances antichrématistes évoquées plus haut [53].

41C’est un mouvement du même ordre qui s’opère dans le cas des pratiques journalistiques. Suite aux critiques qui fusent contre la vénalité de la presse dévoilée par les scandales, un débat tend à se structurer à la fin du XIXe siècle. En 1897-1898, la Revue Bleue appelle ainsi une vingtaine d’intellectuels (parmi lesquels Barrès, Zola, Poincaré, Drumont, Claretie, etc.) à poser un diagnostic sur « la crise de la presse » et sur « les maladies du journalisme [54] ». Mais ce sont surtout les journalistes eux-mêmes qui, pour une bonne part, prennent d’autant plus au sérieux les accusations de corruption, que la multiplication des scandales rejaillit sur la crédibilité de tout le collectif [55]. La multiplication des scandales financiers impliquant des journalistes au début du XXe siècle (l’affaire Rochette par exemple) contribue à la mise en place de « principes régulateurs » qui se concrétiseront en 1918, par exemple dans la « Charte des devoirs professionnels des journalistes français », rédigée par le Syndicat unifié des journalistes et qui définit une série de bonnes pratiques. On peut entendre par exemple un écho du scandale de Panama dans l’alinéa qui précise qu’« un journaliste digne de ce nom ne signe pas de son nom des articles de réclame commerciale et financière ».

42Les scandales permettent ainsi d’expliciter des règles dont on s’aperçoit alors que, si elles sont a priori partagées, elles ne manquent pas moins d’une définition admise par tous. On peut citer à ce titre la conclusion du rapport conclusif de la seconde Commission d’enquête parlementaire sur Panama où la règle apparaît en creux, sous la forme d’un blâme :

43

« Il faut que la Chambre dise nettement qu’elle entend blâmer d’une façon générale les participations et immixtions toujours fâcheuses des hommes politiques dans les affaires financières soumises au contrôle des pouvoirs publics, comme elle répudie également toute avance tout don d’argent fait au Gouvernement de la République pour soutenir sa politique [56]. »

44On pourrait reformuler ainsi : 1) les hommes politiques ne doivent pas être des hommes d’affaires ; 2) la politique ne doit pas bénéficier de l’argent des affaires privées. Ces principes étaient bien sûr largement sous-entendus avant que le scandale n’éclate. Mais ils prennent maintenant la forme d’une règle écrite qui pourra désormais appuyer clairement les jugements.

45Le scandale contribue ainsi à stabiliser des pratiques et des identités sociales : en fixant une ligne de partage entre « réclame » et « article », la règle citée plus haut donne par exemple un critère de distinction entre le journaliste « pro » et l’amateur et participe ainsi d’une professionnalisation de l’activité journalistique [57]. Le « blâme » opposé aux interférences entre activité financière et mandat électif participe de même du processus de professionnalisation qui accompagne l’activité parlementaire tout au long de la troisième République [58]. Le scandale financier apporte ainsi sa pierre au mouvement d’« organisation de la modernité » décrit par P. Wagner sous la forme d’un processus de « conventionnalisation [59] ».

Recréer un cosmos

46Mais l’exigence de remise en ordre consécutive aux dénonciations scandaleuses prend également avec Panama la forme de mobilisations qui visent audelà de ces dispositifs locaux, pour pointer vers l’horizon d’un changement politique et social radical. Ces mobilisations vont être prises plus particulièrement en charge par deux courants politiques qui s’affirment alors : les socialistes, d’une part, et la droite nationaliste, de l’autre, qui vont profiter du scandale pour affirmer leur identité et leur présence. Les uns et les autres s’essaient à faire de Panama un événement exemplaire appuyant la démonstration de la nécessité d’un bouleversement des institutions. Ces acteurs ont en commun de thématiser fortement le thème du désordre que produirait et révélerait tout à la fois les scandales. En témoigne par exemple un manifeste signé de Cluseret, Millerand et Lafargue qui s’étale sur les murs de Paris le 4 janvier 1893 :

47

« Comme l’Empire, comme la Monarchie de Juillet, comme tous les régimes qui, depuis un siècle, n’ont représenté que la domination d’une caste privilégiée et parasitaire, l’opportunisme sombre à son tour dans le sang – Fourmies – et dans la boue – Panama – menaçant d’entraîner dans sa chute la patrie et la République. Assisterons-nous impuissants à cette décomposition générale et laisserons-nous, oublieux du passé, la réaction, mal déguisée ou avouée, revenir au gouvernement à travers la lassitude et le dégoût populaire ? Le salut ne peut sortir que de vous, peuple travailleur des villes et des campagnes, reprenant en main ses destinées [60]. »

48Dans ce texte qui pourrait servir d’archétype à de nombreux discours développés ultérieurement sur les scandales, l’évocation d’une menace chaotique, figurée ici par deux images, celle de la boue et celle de la décomposition, permet d’appeler à la mobilisation. Ces thématiques de la boue et de la décomposition deviennent avec Panama de véritables lieux communs des dénonciations scandaleuses. Drumont file ainsi la première métaphore dans le pamphlet qu’il consacre à Panama :

49

« Le ciel s’est assombri de nouveau et nous avons eu la boue de Panama, la vraie boue noire, collante et tenace que nulle brosse ne peut faire disparaître… Tous ces scandales, ces marchés honteux ont produit sur les plus difficiles à émouvoir l’impression d’un cloaque pestilentiel, dont les exhalaisons méphitiques corrompraient tout le voisinage. Poussière et boue… [61]. »

50Si ce thème est souvent repris dans ce scandale et dans ceux qui le suivront, c’est qu’il suffit en effet à évoquer un univers informe. La boue, c’est le monde d’avant la Genèse, quand les éléments sont encore indistincts, quand la terre était « vide et vague » (« tohu-bohu »), que la lumière n’est pas séparée des ténèbres ni les eaux d’avec les eaux (Genèse 1,1-9). Un monde de la boue est donc largement à refaire ou à réordonner. C’est aussi, Drumont y insiste, un milieu propice au développement des infections, et c’est pourquoi la maladie est aussi une image privilégiée du scandale. Évoquer l’infection, c’est enfin montrer la nécessité de la saignée ou de la purge.

51Autre image utilisée dans le texte socialiste ci-dessus et reprise ad infinitum, celle de la « décomposition sociale ». Barrès organise tout le roman militant qu’il consacre à Panama autour du suicide de Jacques de Reinach [62], dont le corps « décomposé » vient pourrir toute l’atmosphère. Il n’hésite pas à comparer ce dernier à « ces gros rats qui, ayant gobé la boulette, s’en vont mourir derrière une boiserie d’où leur cadavre irrité empoisonne ces empoisonneurs [63] ». Signe reconnu de « décomposition », les attentats anarchistes qui se multiplient dans les années 1892-1894 dans le sillage de Ravachol, et qui ne sont pour les uns et pour les autres que la conséquence logique des scandales. Pour Drumont, qui sous-titre son pamphlet De Panama à l’anarchie, mais aussi pour Jaurès qui propose aux députés de voter un article additionnel aux lois « scélérates », considérant « comme ayant provoqué aux actes de propagande anarchistes tous les hommes publics, ministres, sénateurs, députés, qui auront trafiqué de leur mandat, touché des pots-de-vin et participé à des affaires financières véreuses, soit en figurant dans les conseils d’administration de sociétés condamnés en justice, soit en prônant les dites affaires, par la presse ou par la parole, devant une ou plusieurs personnes [64] ».

La fin d’un monde ?

52Panama annoncerait en fait la fin d’un monde. Pour Jaurès, le scandale marque le commencement du procès contre « l’ordre social finissant » (8 février 1893). Drumont surenchérit trois ans plus tard :

53

« Ce que nous voyons n’est point seulement la fin d’un monde, il serait plus juste de dire que c’est la fin d’un Temps. C’est une phase qui se clôt, une liquidation universelle et comme une explication générale [65]. »

54Le scandale, par sa gravité même, constitue donc pour ceux qui le dénoncent le plus violemment l’opportunité inespérée de créer une situation révolutionnaire ou de recomposer un corps social jugé décomposé.

55Cette dimension salutaire du scandale est largement soulignée dans le roman de Barrès pour qui le scandale a déjà joué son rôle cathartique en dévoilant « leurs figures », ces « figures verdâtres, anéanties » des députés opportunistes qui tremblent de voir leur nom cité publiquement au titre des corrompus [66]. Le « gros rat » Reinach étant allé mourir derrière une boiserie, il ne restait qu’une solution, « démolir la maison » et « c’est à quoi s’employèrent soudain les Français [67] ». Drumont se réjouit de même de voir poindre avec Panama « une lueur d’aurore à travers les ténèbres épaisses, au milieu desquelles ce monde se débat dans la confusion et l’incohérence, en attendant les convulsions et les délires [68] » et espère que sortiront des révélations scandaleuses « le déshonneur de la bande de politiciens qui nous oppriment et nous ruinent, une crise présidentielle, un soulèvement populaire qui arracherait notre chère France à des maîtres ignominieux [69] ».

56Certains membres du camp républicain essaieront d’ailleurs de retourner à leur profit cette force cathartique et mobilisatrice que s’avèrent receler les dénonciations scandaleuses, comme en témoigne cet extrait du rapport du député G. Rouanet, dans lequel l’auteur affirme :

57

« Quelle que soit la part qu’il convienne de faire aux passions politiques, dans l’agitation à laquelle donnèrent lieu les découvertes de 1892-1893, le mouvement d’opinion provoqué par la divulgation de certains faits était sain et salutaire. Malheur aux pays dont la conscience s’abandonne et qui souffrent indifférents qu’on trafique du pouvoir et de ses avantages. Les crises scandaleuses comme celles de Panama, loin d’affaiblir la vitalité d’un pays, le retrempent au contraire, si on les met à profit pour sonder le mal dans ses profondeurs, en mesurer l’intensité et les ravages [70]. »

58Les acteurs politiques découvrent ainsi au cours de la décennie 1890 que la dénonciation d’un scandale financier peut constituer un puissant mot d’ordre et un support pour de larges mobilisations. Si le scandale de Panama ne débouche pas de fait sur une situation révolutionnaire, ses effets politiques ne sont pas négligeables. Les socialistes, qui comptaient moins d’une douzaine d’élus à la Chambre dans la législature précédente obtiennent plus de cinquante représentants – parmi lesquels Jaurès – aux élections de 1893 après une campagne fortement investie sur le thème du scandale. La droite nationaliste s’y forge, après le boulangisme, une identité. Les extraits de textes cités plus haut, ceux de Drumont notamment, montrent bien comment Panama a pu participer à l’élaboration d’une doctrine du « consensus national » largement construite par opposition à la démocratie parlementaire et à la société bourgeoise assimilée à la figure du financier juif [71]. Ses héritiers des années 1930 n’oublieront pas que le scandale financier recèle un potentiel révolutionnaire.

59Une nouvelle forme politique se met ainsi en place. Dénoncer un « scandale financier » prendra désormais une nouvelle signification. Chaque fois qu’apparaîtront des empiétements et des transgressions affectant concomitamment une multiplicité de secteurs, au point de faire surgir la menace d’une anomie généralisée, pourront être opposés à ces situations des appels à une mobilisation totale en vue d’instaurer ou de réinstaurer un univers social ou politique ordonné [72].

Conclusion : un « paysage différent »

60Examinant en détail l’affaire de possession ayant bouleversé la petite ville de Loudun au cours des années 1630, M. de Certeau a montré comment, à l’effervescence suscitée par la crise démoniaque, succédait peu à peu une « normalisation » de la situation, rendue possible notamment par l’élimination des figures les plus suspectes ou les plus scandaleuses, ainsi que par une mise en discours et une codification du « diabolique », par laquelle le diable lui-même finit par se répéter, devient « monotone [73] ». L’« horrible spectacle » de la possession devient peu à peu un ennuyeux sermon. L’auteur souligne bien toutefois que cette normalisation ne signifie aucunement un retour à l’ordre antérieur. De nouvelles forces se sont imposées à l’occasion – comme celle de l’État monarchique, désormais présent dans le jeu politique local – qui ont largement « brisé les clôtures » existantes et « débordé les canalisations sociales » : la possession s’est ainsi ouvert « des chemins qui laisseront après son passage, quand le flux se sera retiré, un autre paysage et un ordre différent ». « Un autre paysage et un ordre différent » : c’est bien ainsi qu’il semble falloir décrire la situation qui apparaît lorsque s’éteignent les derniers feux du scandale de Panama. Fort des éléments qu’on vient de passer en revue, il semble difficile d’affirmer avec J. Bouvier que le scandale de Panama ne fût qu’un accident bénin qui ne changea « rien ». Il faut souligner que cette récusation n’invalide toutefois ni l’hypothèse fonctionnaliste – à condition de reconnaître que le scandale n’a pas consisté simplement en une affirmation des normes existantes –, ni l’hypothèse stratégique – en constatant d’une part que si des mobilisations ont pu prendre place, c’est parce qu’elles savaient pouvoir s’appuyer sur des soubassements normatifs largement partagés, et en admettant d’autre part que la resectorisation opérée n’est pas simplement conjoncturelle mais est inscrite dans des dispositifs de portée générale. Brandi comme un mot d’ordre par des forces politiques qui y trouvent l’occasion d’affirmer leur présence, le scandale politico-financier est à la source d’une importante production aussi bien de points d’appui normatifs que de conventions pratiques : c’est bien « un paysage et un ordre différent » qui apparaît lorsque le « flux » du scandale s’est retiré.

Notes

  • [1]
    Bouvier (J.), Les deux scandales de Panama, Paris, Gallimard-Julliard, 1964, p. 204.
  • [2]
    Ibid., p. 8.
  • [3]
    Cf. supra, Blic (D. de), Lemieux (C.), « Le scandale comme épreuve ».
  • [4]
    La place manque ici pour un récit détaillé de ces événements généralement bien connus. Rappelons simplement que ce scandale fait suite à la faillite en 1889 de la Compagnie fondée par F. de Lesseps et chargée du creusement d’un canal interocéanique au niveau de l’isthme de Panama. Le scandale proprement dit commence à l’automne 1892, lorsque la Libre parole de Drumont dénonce publiquement la corruption d’une centaine de députés que la Compagnie aurait « achetée » quatre ans auparavant (1888) en vue de bénéficier de l’autorisation d’émettre un emprunt obligataire destinée à la renflouer. Il s’ensuit une polémique virulente qui se déroule simultanément dans quatre arènes : au Parlement où la question des « affaires de Panama » fait l’objet de débats récurrents et d’où procèdent deux commissions parlementaires ; sur la scène judiciaire, ensuite, sur laquelle prennent place pas moins de quatre procès entre 1893 et 1897 concernant tour à tour les administrateurs de la Compagnie, les parlementaires accusés de corruption et les intermédiaires suspectées être à l’origine de cette dernière ; la presse, qui commente largement ces épisodes et s’affirme comme une caisse de résonance essentielle du scandale ; la rue, enfin, où prolifèrent tracts, affiches ou chansons de café-concert relatifs au scandale. L’ouvrage de J.-Y. Mollier (Le scandale de Panama, Paris, Fayard, 1991) offre une reconstitution particulièrement vivante et détaillée de ces événements, même s’il agit essentiellement pour l’auteur de dresser, à partir de Panama, un portrait des élites françaises de la fin du XIXe siècle et des réseaux de sociabilité dans lesquelles elles circulent.
  • [5]
    Audition du 22 décembre 1892, in Chambre des députés, Rapport fait au nom de la commission d’enquête chargée de faire la lumière sur les allégations portées à la tribune à l’occasion des affaires de Panama, session de 1893, volume 3 : Auditions, p. 556-575.
  • [6]
    Barrès (M.), Leurs Figures, in Romans et Voyages, vol. 1, Paris, Robert Laffont, 1994 [1902], p. 1051. Nous soulignons.
  • [7]
    Garrigou (A.), « Le scandale politique comme mobilisation », in Chazel (F.), dir., Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993, p. 188.
  • [8]
    Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986. En ligne
  • [9]
    Pour une analyse du scandale de Panama comme « conjoncture fluide » et de la façon dont les chronologies médiatiques, politiques et judiciaires y interfèrent sans cesse, cf. Blic (D. de), Le scandale financier. Naissance et déclin d’une forme politique de Panama au Crédit lyonnais, Thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 2003, p. 243-314.
  • [10]
    Selon l’expression de Jeanneney (J.-N.), L’argent caché. Milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du vingtième siècle, Paris, Le Seuil, 1981.
  • [11]
    Blum (L.), Souvenirs sur l’affaire, Paris, Gallimard, 1993, p. 70-71.
  • [12]
    Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », Annales ESC, 3,2004.
  • [13]
    Cf. Bouvier (J.), Le krach de l’Union générale : 1878-1885, Paris, PUF, 1960.
  • [14]
    Plessis (A.), « Une France bourgeoise », in Burguière (A.), dir., Histoire de la France, vol. 4, Les formes de la culture, Paris, Le Seuil, 1993, p. 231.
  • [15]
    Martin (M.), Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992.
  • [16]
    Cf. par exemple Guilleminault (G.), Singer-Lecoq (Y.), La France des gogos. Trois siècles de scandales financiers, Paris, Fayard, 1975, ou Galbraith (J.K.), L’argent, Paris, Gallimard, 1994.
  • [17]
    Cf. Faure (E.), La Banqueroute de Law. 17 juillet 1720, Paris, Gallimard, 1977.
  • [18]
    Article du Temps du 8 février 1882, cité parmi de nombreux autres, par Bouvier (J.), Le Krach de l’Union générale…, op. cit.
  • [19]
    Michalet (C.A.), Les placements des épargnants français de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 1968.
  • [20]
    Cf. l’étude classique de Bouvier (J.), Naissance d’une banque : le Crédit Lyonnais, Paris, Flammarion, 1968.
  • [21]
    Bernanos (G.), La Grande peur des bien-pensants. Édouard Drumont, Paris, Le Livre de poche, 1998 [1930].
  • [22]
    Bonin (H.), La banque et les banquiers en France, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Larousse, 1992, p. 109.
  • [23]
    Sur les 102 230 actionnaires initiaux, 80 839 ont souscrit de 1 à 5 titres, pour une somme comprise entre 500 et 2 500 francs : Mollier (J. Y.), Le scandale de Panama, op. cit, p. 117.
  • [24]
    Weber (M.), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003. Nous suivons ici la traduction de J.-P. Grossein. Le terme apparaît pour la première fois p. 57 de l’édition « Tel ».
  • [25]
    Ibid., p. 53. Rappelons également l’origine aristotélicienne de la notion de chrématistique que Marx résume comme « l’art de faire de l’argent » : cf. la note 6 du chap. IV du premier livre du Capital.
  • [26]
    Cf. sur ce point Boltanski (L.), Chiapello (È.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • [27]
    Cf. Quidu (P.), « De l’invitation à la bourse. De la critique du monde de la finance à ses effets sur l’invitation à la Bourse », miméo, EHESS, 2002.
  • [28]
    Zola (É.), L’argent, Paris, Gallimard, 1981 [1891]. Rappelons que ce roman est très directement inspiré par le krach de l’Union générale.
  • [29]
    Hirschman (A. O.), Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, PUF, 1997, p. 13.
  • [30]
    Auclair (G.), Le Mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris, Anthropos, 1982.
  • [31]
    Sur les formes théologiques de la critique de l’activité financière, cf. par exemple Clavero (B.), La grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, Paris, Albin Michel, 1996, ou Le Goff (J.), Marchands et banquiers du Moyen Âge, Paris, PUF, 2001.
  • [32]
    M’sili (M.), Le fait divers en République. Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2000.
  • [33]
    Sur l’histoire de l’inscription de la cupidité au registre des vices principaux, cf. Casagrande (C.), Vecchio (S.), Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2003.
  • [34]
    Cf. Birnbaum (P.), Le peuple et les gros. Histoire d’un mythe, Paris, Grasset, 1995.
  • [35]
    « Bacillus Panama », l’Éco d’Italia, 23 janvier 1893, cité par Poulat (E.), Catholicisme, démocratie et socialisme. Le mouvement catholique et Mgr Benigni de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, Paris, Casterman, 1977, p. 117. Nous soulignons.
  • [36]
    Simmel (G.), Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987 [1900], p. 306 et s.
  • [37]
    Le principal fauteur de scandale dans L’argent de Zola n’est d’ailleurs pas Gundermann mais son adversaire catholique Saccard.
  • [38]
    Verdès-Leroux (J.), Scandale financier et antisémitisme catholique. Le krach de l’Union générale, Paris, Le Centurion, 1969.
  • [39]
    Zola (É.), La vérité en marche, Paris, Garnier Flammarion, 1969.
  • [40]
    Arendt (H.), Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 337 et 340.
  • [41]
    Drumont (É.), De l’or, de la boue, du sang. De Panama à l’anarchie, Paris, Flammarion, 1896, p. 68.
  • [42]
    Ibid., p. VII.
  • [43]
    Sternhell (Z.), La droite révolutionnaire. 1885-1914, Paris, Gallimard, 1997, p. 226.
  • [44]
    Il suffit bien sûr de penser à l’affaire Stavisky.
  • [45]
    Durkheim (É.), Le suicide, Paris, PUF, 1995, p. 271.
  • [46]
    Ibid., p. 281.
  • [47]
    Ibid., p. 280. Cette interprétation correspond à une lecture largement partagée des scandales financiers. Maupassant analyse ainsi le krach de l’Union générale comme le signe d’un déplacement général de la morale sous l’effet du « courant de la spéculation » par lequel « l’antique probité » aurait laissé cours à des instincts désormais débridés (Maupassant (G. de), « L’honneur et l’argent », Le Gaulois, 14 février 1882, reproduit dans l’édition « Pocket » de Bel-Ami, p. 428-431).
  • [48]
    Dobry (M.), Sociologie des crises politiques…, op. cit., p. 291.
  • [49]
    Tous les romans cités précédemment accordent de même une large place au thème anomique. Bourget décrit la « cosmopolis » nourrie des scandales comme une « bohême » dans laquelle « il n’y a pas un être qui soit à sa place, dans sa tradition et dans son milieu » (op. cit., p. 29). Lorsque dans Bel-Ami, l’homme d’affaire juif Walter célèbre sa réussite dans « l’affaire de l’expédition marocaine », un cynique coup de Bourse, Maupassant insiste pour décrire la compagnie réunie par ce dernier comme un monde « interlope », une « salade de société » dans laquelle rien ne permet plus de distinguer une duchesse d’une cocotte. Dans les univers décrits par ces romanciers, les statuts sociaux tendent à se confondre avec une échelle de la vénalité. Le monde régi par l’argent est fondamentalement un monde du désordre.
  • [50]
    Michalet (C. A.), Les placements des épargnants français…, op. cit., p. 203.
  • [51]
    Cité par Bonin (H.), L’argent en France depuis 1880. Banquiers, financiers, épargnants dans la vie économique et politique, Paris, Masson, 1989, p. 136.
  • [52]
    Cité par Plessis (A.), « Une France bourgeoise », art. cité, p. 229.
  • [53]
    Ces « conseils » ne sont d’ailleurs pas sans effets et on observe dans les années 1890-1910 une nette tendance à la substitution dans les portefeuilles des titres industriels, par des placements de « père de famille » comme les rentes d’État.
  • [54]
    Cf. sur ces débats Férenczi (T.), L’invention du journalisme en France. Naissance de la presse moderne à la fin du dix-neuvième siècle, Paris, Payot, 1996, p. 213-240.
  • [55]
    Cf. Lemieux (C.), Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000.
  • [56]
    Rouanet (G.), Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les dossiers du Panama, annexe au rapport général n° 2942, Chambre des députés, session extraordinaire 1898, p. 271.
  • [57]
    Cf. Ruellan (D.), Les « pro » du journalisme. De l’état au statut, la construction d’un espace professionnel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1997.
  • [58]
    Cf. Offerlé (M.), dir., La profession politique, XIXe - XXe siècles, Paris, Belin, 1999.
  • [59]
    Wagner (P.), Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité, Paris, Métailié, 1996. La convention est précisément définie par cet auteur comme « un moyen de réduire l’incertitude en limitant la diversité des événements, des actions et des interprétations susceptibles de prendre place » (p. 127). La « conventionnalisation » tend de ce fait à produire une « stabilisation des pratiques sociales » (p. 124).
  • [60]
    Cité par Zévaès (A.), Le scandale de Panama, Paris, La Nouvelle revue critique, 1931, p. 185.
  • [61]
    Drumont (E.), De l’or, de la boue, du sang…, op. cit., p. 26.
  • [62]
    L’un des intermédiaires chargée par la Compagnie du canal d’organiser la « publicité » de l’entreprise et la rémunération des députés corrompus. Il s’était suicidé le 20 novembre 1892.
  • [63]
    Barrès (M.), Leurs Figures, op. cit., p. 1111.
  • [64]
    Cité par Zévaès (A.), Le scandale de Panama, op. cit. p. 186.
  • [65]
    De l’or…, op. cit., p. IV.
  • [66]
    Leurs figures…, op. cit., p. 1106.
  • [67]
    Ibid., p. 1111.
  • [68]
    De l’or…, op. cit., p. IX.
  • [69]
    Ibid., p. 27.
  • [70]
    Rouanet (G.), Rapport…, op. cit., p. 268.
  • [71]
    Sternhell a montré que cette doctrine préfigurait largement le fascisme des années trente. Cf. notamment La droite révolutionnaire…, op. cit.
  • [72]
    Sur le devenir de cette forme dans l’histoire politique française, cf. Blic (D. de), Le scandale financier…, op. cit.
  • [73]
    Certeau (M. de), La possession de Loudun, Paris, Gallimard-Juillard, 1971.
Français

Cet article propose une interprétation du scandale alternative aux lectures en termes de rôle fonctionnel ou de coup tactique. L’exemple historique de Panama (1889-1897) est choisi pour montrer que le scandale peut être analysé comme une épreuve au terme de laquelle est vérifiée ou non la pertinence sociale d’une série de normes et de dispositifs, qui ont trait ici au statut moral de l’argent et des pratiques financières. Dans la mesure où l’événement révèle des franchissements de barrières sectorielles jugées importantes, le scandale peut être convoqué par de nombreux acteurs pour appeler à des mobilisations visant à mettre fin à la confusion qui semble menacer le monde social. Cette dynamique contribue à la production de conventions visant à enrayer de telles pratiques transgressives en stabilisant et en professionnalisant des rôles et des identités politiques ou économiques.

Damien De blic
docteur en sociologie, ATER en science politique à l’université Paris 1 et membre du Groupe de sociologie politique et morale (GSPM, EHESS-CNRS).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/pox.071.0061
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