CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1L’essor de l’économie comportementale à des fins administratives ne tient qu’à nous. Les départements de politique comportementale se sont implantés dans le monde entier, à commencer par les gouvernements britannique et australien, et s’étendent maintenant à l’Extrême-Orient. Il est de plus en plus reconnu que les fondements de la politique publique doivent être ouverts à des alternatives aux raisonnements économiques classiques à la lumière des résultats empiriques concernant les différents comportements (Benartzi et al., 2017 ; John, 2013 ; Oliver, 2015). L’affinité naturelle entre les disciplines remonte à Herbert Simon, un pionnier de la science moins triste qu’est l’économie comportementale. La contribution potentielle à l’administration publique – les institutions et les activités du pouvoir exécutif – est importante ; le mariage entre la rationalité limitée (Simon, 1955) et « l’irrationalité prévisible » (Ariely, 2008) peut apporter de nouveaux éléments à l’administration publique pour de meilleurs résultats.

2L’intersection de l’économie comportementale et de l’administration publique – ce que Tummers et al. (2016) et Grimmelikhuijsen et al. (2017) appellent « administration publique comportementale » (BPA) – se situe dans le contexte plus large d’un intérêt international pour les approches interdisciplinaires et multidisciplinaires en matière de recherche et de pratique. Cette tendance correspond à l’évolution générale des études interorganisationnelles qui transparaît dans la littérature actuelle sur les recherches sur l’administration publique. L’économie comportementale est à l’avant-garde de ce mouvement, son application à d’autres sciences sociales confirmant sa pertinence en tant que mélange de psychologie sociale et d’économie politique (Kahneman, 2003). La croissance des « coups de pouce »(« nudges ») – ces politiques qui se servent des connaissances comportementales pour contrer les biais dans la prise de décision (Benartzi et al., 2017 ; John et Stoker, 2017 ; Oliver, 2015 ; Thaler et Sunstein, 2008) – des intérêts financiers aux questions de santé et d’environnement, atteste de son impact social généralisé potentiel.

3L’administration publique, en tant que discipline universitaire et pratique bureaucratique, s’appuie sur un ensemble cohérent de théories pour légitimer son aptitude à dire aux gens ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire. L’économie comportementale incite l’administration publique à réorienter sa perspective à partir de ce que la réglementation et la politique lui imposent de faire, au profit d’une position qui considère d’abord ce que les gens sont susceptibles de faire, puis revoit la politique pour l’adapter de manière appropriée. Il s’agit d’un changement par rapport au modus operandi bureaucratique traditionnel, indépendamment du choix public ou la notion d’administration publique en tant qu’exécution de la volonté démocratique. À cette fin, il convient d’élaborer une théorie fonctionnelle de l’APB pour situer la recherche et la pratique dans divers contextes politiques.

4Dans le présent article, nous examinons les concepts fondamentaux de l’administration, et les complétons par l’économie comportementale pour jeter les bases d’une théorie de la BPA. Le format choisi est une enquête qualitative qui présente : un synopsis de la philosophie de l’économie comportementale dans le cadre de l’administration publique, une brève synthèse de la littérature concernée, le récit de plusieurs exemples et pratiques actuelles de BPA, les perspectives d’applications futures de la BPA et la formulation de la théorie avec des propositions. Dans le présent article, nous passons rapidement en revue les évolutions qui contribuent à la formation de la BPA, en notant les phénomènes les plus marquants, mais sans nous arrêter sur tous les éléments observés. La perspective consiste principalement à examiner les décisions et les interactions des citoyens dans le contexte des politiques administratives, plutôt que d’inclure des domaines tels que la théorie de la décision, la psychologie du comportement, ou même la théorie de l’organisation, qui considère les décisions à l’intérieur d’un groupe. L’objectif d’une théorie de la BPA est de permettre des recherches plus poussées et l’intégration éventuelle d’observations comportementales dans la conception et la mise en œuvre des politiques pour de meilleurs résultats.

L’économie comportementale dans l’administration publique

5Partant du principe que l’objectif de l’administration publique est de fournir des solutions aux problèmes publics, cela implique de comprendre comment et pourquoi ces problèmes existent afin de les résoudre par des politiques. Les problèmes sont, pour la plupart, résolus par des tentatives d’imposer des explications rationnelles de leur existence et des politiques rationnelles pour corriger la situation façonnée dans le moule économique traditionnel du processus décisionnel. De nombreux problèmes quotidiens sont résolus de cette manière, qu’il s’agisse d’asymétrie de l’information, de conflits d’intérêts ou de défaillance du marché, car l’administration publique s’est approprié les leçons de l’économie traditionnelle dans ses processus décisionnels. Une grande partie du fonctionnement interne de la bureaucratie est basée sur l’analyse coût-bénéfice, qui s’appuie sur le paradigme de la fonction de maximisation de l’utilité.

6Le conflit entre les théories de l’économie comportementale et de l’économie classique concerne essentiellement les questions de motivation humaine dans la prise de décision. Les données empiriques s’accumulent contre l’idée que le comportement humain peut s’expliquer par la volonté de maximiser les valeurs d’utilité intéressées, mais beaucoup moins contre celle que nous sommes constamment guidés par des calculs rationnels basés sur les liens de cause à effet (Jones, 2017). Le fait que nous ne recherchions pas toujours le profit ou que nous ne prenions pas toujours des décisions optimales d’un point de vue économique est une aberration pour les modèles traditionnels, en particulier sous un angle bureaucratique et rationnel. Ce phénomène présente une énigme philosophique : comment évaluer le comportement en l’absence de principes a priori, infaillibles et fondamentaux pour nos opérations cognitives. La meilleure idée disponible pour s’adapter à la variété des rationalités consiste à apposer l’étiquette « multiculturalisme » ou « pluralisme des valeurs » et à qualifier les situations comme étant déterminées par le contexte, tout en continuant à cacher des tendances économiques rationnelles derrière des concessions au slogan : « ça dépend ».

7L’économie comportementale cherche à comprendre les cas où les gens n’agissent pas conformément aux principes de maximisation de l’utilité et font des choix qui ne sont pas conformes à leurs intérêts supposés (Ariely, 2008 ; Jones, 2017). Avant l’avènement de l’économie comportementale, les mauvaises décisions étaient rejetées, considérées comme des pensées erronées ou des heuristiques détournées, plutôt que comme des choix alternatifs potentiellement valables dans le cadre d’objectifs différents. Simon (1955, 1997) considère la « rationalité limitée » comme une excuse pour légitimer la condition humaine dans les organisations, mais ce principe élude les situations où la décision est autre chose que mauvaise sur le plan normatif. Si l’heuristique peut devenir obsolète et conduire à des résultats sous-optimaux, elle n’en résulte pas moins d’un processus naturel de résolution efficace des problèmes qui ne peut être écarté d’emblée.

8Les implications pour la théorie de l’administration publique sont importantes. Si le modèle épistémique de gouvernance – utilisé ici pour indiquer l’activité du gouvernement – est une rationalité classique et que la société affiche pourtant des comportements qui ne suivent pas la norme, alors le décalage doit être résolu par certaines concessions dans le modèle épistémique. Il existe des cas démontrés où la compréhension bureaucratique de la manière dont les gens devraient se comporter ne correspond pas à la manière dont les gens se comportent effectivement, comme le fait d’attendre des gens qu’ils réagissent positivement au besoin évident de se faire vacciner contre certaines maladies, sans toutefois parvenir à obtenir l’adhésion totale de la population dans les faits. Même si personne ne souhaite tomber malade et s’il est parfaitement rationnel de se faire vacciner, beaucoup ne le font toutefois pas, pour toute une série de raisons qui ne sont pas prises en compte dans l’épistémè administrative actuelle.

9Ce phénomène semble aller dans le sens du postmodernisme dans la mesure où l’administration publique doit accepter l’altérité et répondre à la diversité des comportements du public avec une série d’outils du côté de la bureaucratie. C’est là une occasion de développer la théorie ; la preuve empirique que les gens se comportent différemment des attentes de l’administration exige une réponse qui concilie ces observations. Les recherches ont progressé sur ce point (Grimmelikhuijsen et al., 2017 ; James et al., 2017 ; Jones, 2017) et il est temps de formuler une théorie dans ce sens.

10Les théories de l’administration publique doivent accorder une attention particulière aux valeurs du service public, telles que la participation démocratique, l’état de droit, la transparence, l’imputabilité, l’éthique de la gouvernance, l’efficience, l’efficacité et l’équité. À ces valeurs se superpose une notion plus large de moralité, qui est peut-être la plus grande source de divergence entre l’administration publique et l’économie, qui considère l’économie comportementale comme tout aussi amorale par association. Sunstein (2016), Oliver (2015) et le mouvement du Nudge (Thaler et Sunstein, 2008) ont fait un travail remarquable en soulevant des questions sur les dimensions éthiques des pressions, mais il reste nécessaire d’élaborer une théorie cohérente de la BPA, qui permettra aux pratiques dominantes, telles que la gestion des performances, les partenariats public-privé et le gouvernement en ligne, d’intégrer les enseignements de l’économie comportementale.

Analyse documentaire : le contour de l’intersection

11La présente recherche fait écho et prolonge plusieurs travaux récents sur l’administration comportementale (Benartzi et al., 2017 ; Grimmelikhuijsen et al., 2017 ; Jones, 2017 ; Oliver, 2015), tout en abordant l’angle théorique de l’application de la BPA dans la gouvernance. L’objectif de cette partie est de présenter quelques travaux importants qui permettent de formuler une théorie de la BPA sans se perdre dans l’histoire de l’économie comportementale. Les fondements de la présente recherche remontent à Herbert Simon (1955, 1997) il y a soixante ans, avec des contributions sporadiques dans l’intervalle (Arrow, 1974 ; Bretschneider et Straussman, 1992 ; Jones, 2003 ; Lynn, 1986) jusqu’à l’apparition d’un regain d’intérêt et d’études sur le comportementalisme dans un passé récent (Hursh et Roma, 2013 ; McAuley, 2013 ; Marvel, 2016 ; Olsen, 2015 ; Weaver, 2015).

12Pour les besoins de la présente étude, relevons cette formulation fort pertinente d’Herbert Simon dans une définition opérationnelle qui différencie l’abandon progressif de l’économie classique :

13

L’économie comportementale s’intéresse à la validité empirique de ces hypothèses néoclassiques à propos du comportement humain et, lorsqu’elles s’avèrent non valides, à la découverte des lois empiriques qui décrivent le comportement aussi correctement et précisément possible. En second lieu, l’économie comportementale s’intéresse à la mise en évidence des implications, pour le fonctionnement du système économique et de ses institutions et pour la politique publique, des écarts entre le comportement réel et les hypothèses néoclassiques. Son troisième objectif est d’apporter des preuves empiriques sur la forme et le contenu de la fonction d’utilité … afin de renforcer les prédictions possibles à propos du comportement économique humain.
(Simon, cité dans Eatwell et al., 1987 : 221)

14Après que Simon (1955, 1997) a introduit cette possibilité, Kenneth Arrow (1974) a étendu l’application des anomalies comportementales dans les études d’organisation par le biais du concept de choix social. Il faisait valoir que l’efficacité et la prise de décision des organisations sont soumises à des contraintes qui dépassent les paramètres économiques classiques, souvent en raison d’intérêts individuels conflictuels. Cela illustrait la nécessité d’une approche différente pour comprendre les lacunes organisationnelles en termes économiques, par exemple par le biais d’études empiriques visant à élaborer de nouvelles théories sur le comportement administratif.

15Les revues publient des articles à intervalles irréguliers, signe que l’administration publique se montre curieuse – mais non engagée – à l’égard de l’économie comportementale. Dans la foulée de la première grande conférence sur l’économie comportementale à l’université de Chicago en 1986, Lynn (1986) a commencé à évaluer la façon dont l’élaboration des politiques est liée aux sciences du comportement. Bretschneider et Straussman (1992) ont mené une expérience pour tester un sujet très courant de l’économie comportementale – le jugement de probabilité – dans le contexte de la gouvernance, et ont constaté que les gens ont du mal à adhérer aux normes de rationalité. Jones (2003) a approfondi la relation entre l’économie comportementale et la prise de décision politique, reprenant la position de Simon (1955, 1997), « pour préconiser une base comportementale solide pour l’analyse des systèmes politiques et économiques », qui aboutira à « une administration et une politique publiques davantage orientées vers la dynamique du traitement de l’information et éloignées de la fascination du contrôle » (Jones, 2003 : 10).

16Plus récemment, McAuley a proposé un résumé de la manière dont l’économie comportementale pourrait s’appliquer à l’élaboration des politiques, laissant entendre que, « en s’appuyant sur des preuves, elle peut apporter plus de rigueur dans l’élaboration des politiques, aidant ainsi les régulateurs à faire des interventions plus légères mais plus efficaces sur le marché » (McAuley, 2013 : 29). Hursh et Roma (2013 : 98) affirment que « l’économie comportementale peut servir de cadre conceptuel, méthodologique et analytique largement applicable pour l’élaboration et l’évaluation de politiques publiques empiriques ». Après une description des cas où l’économie comportementale excelle pour expliquer les anomalies du marché, ils proposent des applications possibles pour plusieurs questions de politique publique, avec la mise en garde suivante : « la variabilité observée dans toute mesure comportementale-économique doit correspondre aux comportements et aux choix des gens dans le « monde réel » que la politique publique cherche à définir » (Hursh et Roma, 2013 : 121). La proposition de BPA de Grimmelikhuijsen et al. (2017) s’appuie sur une tendance de la recherche dans le domaine susceptible d’inspirer des programmes structurés de formation et d’enseignement.

17Plusieurs collections éditées vantent les vertus de l’économie comportementale pour les applications administratives (Schmid, 2004 ; Shafir, 2013), tout comme le très populaire Nudge (Thaler et Sunstein, 2008), qui a introduit le terme éponyme dans le vocabulaire moderne de l’économie comportementale. Un récent « numéro virtuel » centré sur la BPA dans le Journal of Public Administration Research et Theory (Tummers et al., 2016), un numéro spécial de Public Administration présentant diverses recherches expérimentales dans le domaine de la BPA, et la parution de plus en plus fréquente d’articles dans d’autres revues d’administration publique ont permis de mettre en avant ce point dans la littérature universitaire. Le tout nouveau Journal of Behavioral Economics for Policy est en train de devenir le dépositaire des premières recherches expérimentales sur les « nudges » et, plus récemment, le Journal of Behavioral Public Administration a été lancé.

Pratiques actuelles en matière de BPA

18La question de savoir comment l’économie comportementale peut influencer l’administration publique pose la question de son effet sur les affects : modifie-t-elle de manière positive la perception et l’expérience du gouvernement ? Dans cette partie, nous présentons quatre grands groupes de concepts d’économie comportementale pour les contextes de l’administration publique, avec des exemples de réalisations réussies et d’extensions de concepts qui pourraient produire des résultats bénéfiques pour la gouvernance. Les concepts décrits dans cette partie peuvent être définis – et l’ont parfois été – en hypothèses vérifiables pour la recherche empirique. Un aspect à garder à l’esprit concernant ces concepts est qu’ils sont essentiellement gratuits à intégrer, ce qui n’implique qu’une réflexion préalable minutieuse sur la manière dont la politique est présentée. En effet, bon nombre des problèmes identifiés par l’économie comportementale gravitent autour de questions d’asymétrie de l’information qui peuvent être corrigées par une meilleure information et une meilleure connaissance des conflits entre les choix optimaux et les modèles heuristiques.

Ancrer, cadrer et confirmer pour des perspectives réfléchies

19La manière dont on annonce et on présente les choses peut avoir un effet significatif sur le destinataire. Le fait de décrire un steak comme « énorme au point de vous gaver » sur le menu entachera l’impression que vous en aurez au moment où il vous sera servi. De plus, le fait de présenter un gros steak sur une petite assiette fera plus d’effet que la même portion sur une énorme assiette. Maintenant, imaginez le citoyen qui entre dans une agence peinte dans un joli bleu pastel, parfumée au lilas et décorée d’une grande banderole sur laquelle on peut lire « Service impeccable depuis 10 ans ! ». Son expérience serait assurément différente de celle du citoyen qui entrerait dans une salle bureaucratique miteuse, qui sent la photocopieuse et la colle à moquette, même si le service est tout aussi compétent. Si l’on étend ce raisonnement au-delà des pièges matériels de l’administration publique pour l’étendre au domaine de l’image de marque des politiques, les conceptions initiales risquent de déteindre sur les appréciations finales en matière d’efficacité.

20Frank (1997) a attiré l’attention sur la manière dont la présentation des biens publics peut influencer les points de vue des personnes sur leur valeur et freiner l’effet du relativisme dans les comportements des consommateurs pour des améliorations généralisées du bien-être. Il soutient que le fait de confronter activement les points de vue subjectifs des individus sur les problèmes peut résoudre le mécontentement apparent à l’égard des politiques. Dans cette veine, la BPA peut appliquer la question de la présentation pour réduire les appréciations relativistes à propos de ses objectifs et de son efficacité. L’effet d’ancrage – qui consiste à placer un élément d’information positif à propos de la bureaucratie dans l’esprit des citoyens préalablement à l’expérience – peut aussi être utilisé pour faire progresser les objectifs administratifs de la même manière.

21L’administration publique pourrait améliorer le respect de l’effet d’ancrage en mettant l’accent sur les risques ou les menaces de sanctions en cas de violation des règles de sécurité, à l’instar de l’étiquetage des paquets de cigarettes (Benavides et Peters, 2015). L’« ancrage » d’un poumon visiblement malade s’est avéré une mesure efficace pour améliorer la santé publique dans plusieurs pays. Arbuthnott et Scerbe (2016) ont étudié la manière dont les questions de présentation jouent sur les tendances d’aversion aux pertes pour influencer les perceptions du public sur le développement économique et la protection de l’environnement. Les effets de la présentation des équivalences sur la bureaucratie sont également significatifs, comme l’a démontré Olsen (2015) en testant les réponses lorsqu’on demande aux citoyens d’évaluer leur niveau de satisfaction ou d’insatisfaction à l’égard des services publics. On pourrait étendre l’étude d’Olsen pour améliorer les perspectives sur n’importe quel aspect de la gouvernance en formulant des options de réponse sur un spectre d’impressions positives, plutôt que d’avoir des options pour des choix négatifs.

22Le biais de confirmation, étroitement lié aux concepts d’ancrage et de cadrage, peut aussi servir à améliorer la gouvernance. Les gens ont tendance à favoriser ce qu’ils croient déjà être vrai, même lorsqu’on leur prouve le contraire, à l’instar de ce qui se passe dans le phénomène de l’audition sélective, par lequel les personnes acceptent des informations qui cadrent avec leurs convictions. Ce concept contribue à renforcer les préjugés, comme le fait de se conforter dans des impressions négatives à propos du service public dans les cultures de dénigrement des bureaucrates (Marvel, 2016). À des fins administratives, on peut utiliser le préjugé de confirmation pour recruter des travailleurs en jouant sur les avantages de la fonction publique en termes de carrière, de pension et d’autres avantages conférés par le fait de travailler pour l’État.

Excusez l’exagération

23Les gens ont tendance à être quelque peu aveugles lorsqu’il s’agit de leur avenir. Si un client se voyait offrir une réduction de 5 % sur son repas maintenant ou de 10 % sur son prochain repas dans les six mois, en supposant qu’il ait suffisamment apprécié le premier pour revenir au restaurant, la plupart d’entre eux opteraient – et en toute logique – pour la seconde solution. Pourtant, le comportement le plus rationnel n’est pas cohérent dans le temps ni au niveau du volume, comme l’ont montré de nombreuses études dans le modèle de la théorie des perspectives (Kahneman et Tversky, 1979). À mesure que les bénéfices et l’horizon temporel s’accroissent, les gens ont tendance à privilégier le dicton qui dit qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Cela explique en grande partie le comportement des consommateurs qui préfèrent s’endetter sur leur carte de crédit aujourd’hui au lieu d’économiser l’argent nécessaire pour effectuer le même achat à une date ultérieure. Les gouvernements ont tendance à se montrer tout aussi aveugles en raison de la convergence des ambitions politiques, du populisme des stratégies keynésiennes de relance de l’économie et des attentes trop optimistes propres à la nature humaine.

24Axtell et McRae (2006) examinent plusieurs cas où des différences dans les méthodes d’actualisation ont conduit les objectifs du gouvernement à entrer en conflit avec les désirs des citoyens. Tandis que les bureaucraties utilisent des analyses coûts-avantages rationnelles et cohérentes pour estimer les coûts actuels par rapport aux valeurs futures (ce qu’on appelle l’actualisation exponentielle), les gens dans la rue font leurs calculs sous l’influence des émotions, des pressions sociales et d’informations imparfaites (ce qu’on appelle l’actualisation hyperbolique). L’incongruité entre les perspectives de temps et de bénéfices peut expliquer pourquoi les gens répugnent à adhérer à des projets publics coûteux à long terme qui sont sans aucun doute nécessaires, comme la reconstruction d’un pont d’autoroute ou des mesures d’atténuation des catastrophes, mais la collectivité est prompte à exiger de petites réparations, comme le comblement d’un nid-de-poule.

25Les bureaucrates peuvent utiliser les écarts d’évaluation dans le temps à l’avantage du gouvernement et du grand public, parfois simultanément. La Social and Behavioral Sciences Team (SBST, 2016) a déjà commencé à lutter contre l’actualisation hyperbolique en incitant les militaires à s’inscrire dans des plans de retraite. Si l’analyse coûts-avantages d’un programme est favorable à sa mise en œuvre, mais va à l’encontre du sentiment dominant, le fait de mettre en évidence la cohérence de l’actualisation exponentielle de la valeur du projet peut permettre de gagner le soutien du public. À l’inverse, un projet politiquement populaire, mais dont il est peu probable qu’il soit réalisé dans les délais ou le budget prévus pourrait être bloqué par des administrateurs qui mettent l’accent sur les conséquences à long terme plutôt que sur les avantages à court terme. En d’autres termes, la bureaucratie détient la carte de crédit dans son portefeuille et peut la remettre avec le sourire ou non, selon le contexte.

Optimiser l’option par défaut

26Voulez-vous une pomme de terre au four avec votre steak ? L’option à laquelle les gens s’en remettent n’est pas toujours celle qui leur convient le mieux. Le menu peut être établi en fonction des intérêts de la direction du restaurant, plutôt qu’en fonction de ceux du client. Dans ce contexte, nous ne voulons pas refuser une décision qui est censée être prise à notre goût par le serveur, malgré les conflits d’intérêts potentiels ou le manque d’envie. Que ce soit par confiance aveugle ou par paresse inhérente, les gens ont tendance à accepter ce qui leur est proposé par défaut, indépendamment de ce que cela implique pour eux. Nous avons été conditionnés à ce comportement par diverses pratiques quotidiennes ; que ce soit en fermant les yeux sur les conditions générales d’un contrat en petits caractères ou en laissant les appareils intelligents accéder à nos données d’utilisation, nous accédons à des demandes inoffensives qui ne sont pas forcément dans notre intérêt. Lorsqu’on leur donne le choix de se retirer ou d’accepter une certaine ligne de conduite, les gens acceptent souvent l’option que l’on choisit pour eux, sans tenir compte de leurs propres intérêts. Pour la gouvernance, si le résultat souhaité peut être considéré comme l’option par défaut, il s’ensuivrait que ce phénomène devrait être exploité au maximum. L’option par défaut sert la valeur administrative qu’est l’efficacité en ce sens que le fait de « définir par défaut » l’objectif administratif peut éviter la paperasserie et les procédures nécessaires pour les exceptions et aider les gens à prendre (ou à accepter) la meilleure décision.

27Plusieurs études confirment ce comportement, comme le fait d’imposer par défaut l’inscription des travailleurs à un plan de retraite (SBST, 2016) ou de faire en sorte que les candidats au permis de conduire s’enregistrent aux programmes de don d’organes (Thaler et Sunstein, 2008). Une loi de l’Oregon signée en 2016 oblige les électeurs de cet État à se retirer s’ils ne veulent pas être inscrits sur les listes électorales, ce qui augmente le potentiel de participation démocratique (un « bien » administratif, selon la plupart des mesures). On peut inverser le concept pour rendre le choix du comportement le moins souhaitable plus difficile, selon le contexte d’application. Il s’agit de simples exemples d’architecture de choix qui sont à la fois efficaces et efficients pour atteindre les résultats souhaités, avec une multitude de possibilités d’extension dans l’administration publique.

28La notion de réglementation structurée est liée aux options par défaut et à l’architecture des choix : il s’agit d’une approche indirecte visant à modeler le comportement en utilisant des modèles qui incitent à la conformité (Yeung, 2016). Cheng (2006 : 662) aborde l’énigme de la régulation du comportement en appelant à des approches plus structurelles des politiques, car « les lois structurelles offrent souvent une alternative plus efficace pour influencer le comportement quotidien que les interdictions légales… Leur philosophie est plus préventive que réactive ». Parmi les exemples de réglementation structurée, on peut citer les dos d’âne, qui n’empêchent pas explicitement de conduire trop vite, mais qui rendent assurément difficile le dépassement des limites de vitesse sans provoquer de dommages. Les formulations créatives des politiques publiques peuvent intégrer ce concept dans les efforts visant à réduire les déchets, à décongestionner la circulation et même à encourager la courtoisie. Les organismes publics peuvent appliquer les mêmes techniques dans leurs propres bureaux, par exemple en plaçant stratégiquement des bacs de recyclage avec une signalisation claire pour réduire les déchets mis en décharge ou en affichant des protocoles de liste de contrôle pour servir les citoyens afin d’assurer la qualité et la cohérence.

Mettre en conformité les élevages d’ânes

29« Je vais prendre la même chose qu’elle » est un choix (ou un renvoi du choix) globalement acceptable lorsque les options sont risquées, ont un coût inconnu ou attirent une attention non désirée. L’aversion pour le risque et les normes sociales ont un effet d’entraînement important, ce qui amène les gens à suivre la masse lorsqu’ils ont des doutes sur leur statut relatif. Les gens modifient leurs préférences et leur comportement pour compléter celui des autres ou se différencier de ceux-ci (Clifton et al., 2019), en fonction de leur attachement aux normes sociales (Benavides Peters, 2015). Les fondements socioculturels de base, tels que le collectivisme ou l’individualisme, contribuent à forger une tendance vers la mentalité de troupeau. Les pauvres vont imiter les riches, tandis que ceux qui se considèrent comme économes vont redoubler d’efforts lorsqu’on leur fait connaître quelqu’un qui dépense beaucoup plus qu’eux. Le phénomène de la preuve sociale – qui consiste à fonder son comportement sur celui des autres pour le faire approuver et accepter – a de fortes implications pour la politique, en particulier lorsqu’il s’agit d’obtenir l’adhésion.

30Weaver (2015 : 807) définit l’adhésion comme « des comportements qui sont compatibles avec les préférences gouvernementales tout en reconnaissant que ces préférences sont faites avec plus ou moins d’insistance – et donc plus ou moins d’obligation imposée ». Le terme utilisé dans la définition est « insistance », l’adhésion au sens administratif étant souvent imposée en réaction à l’absence d’adhésion. L’efficacité du gouvernement dépend de sa capacité à inspirer l’adhésion de la manière la plus efficace possible. L’économie comportementale a examiné le ton de l’application de l’adhésion dans diverses études, et établi une distinction entre l’approche de renforcement positif du paternalisme léger pour encourager les bons comportements et la peur négative de la correction dans les scénarios basés sur la nounoucratie. Sunstein (2017) met l’accent sur l’approche fondée sur une architecture de choix plus soigneusement construite, en la qualifiant de « choix actif simplifié ». La question de savoir si c’est la carotte ou le bâton qui sera le plus efficace dépend du contexte et du pouvoir d’appréciation de l’administrateur, mais la BPA penche résolument pour l’option de la carotte savoureuse.

31Dans une recherche très intéressante, Oldfield (2016) examine la manière dont le respect des règlements de santé publique et d’hygiène concernant le lavage des mains pourrait être amélioré en utilisant la pression de la visibilité. La pression sociale pour être considéré par les autres comme se comportant correctement peut être renforcée par l’administration publique grâce à des réglementations soigneusement élaborées qui favorisent le respect des normes (Benavides et Peters, 2015). Weaver (2015) traite plusieurs questions spécifiques de conformité et examine les différentes stratégies que l’administration publique peut utiliser, y compris les leçons de l’économie comportementale.

32L’un des moyens d’obtenir l’adhésion, dans le même ordre d’idées que la proposition d’Oldfield (2016), consiste à montrer ce que font les autres, à tort ou à raison. Wang (2014) souligne l’efficacité des points de référence pour réduire la consommation d’eau : si l’on est conscient de la consommation de son voisin, cela peut inspirer une conformité à un niveau relativement similaire. En l’absence d’exemples appropriés, l’administration publique peut présenter un niveau optimal comme objectif de conformité et associer cette approche à des incitants ou des sanctions qui poussent à se conformer. Au sein des agences, les gestionnaires avisés de la BPA peuvent utiliser de petites impulsions pour améliorer la conformité aux règlements organisationnels et le respect des directives éthiques.

Les orientations futures de la BPA

33Il existe bien d’autres concepts à appliquer à la gouvernance au-delà de l’ancrage, du cadrage, de l’actualisation, du biais de confirmation, de l’architecture du choix et de la preuve sociale. En effet, il est possible que l’on découvre un jour des concepts de l’économie comportementale qui ressortiraient d’anomalies observées dans les contextes de gouvernance et qui contribueront à d’autres disciplines. En attendant, ce domaine émergent manque d’éléments concrets issus d’expériences dans lesquelles la BPA est testée par rapport à l’administration traditionnelle. De tels tests permettraient d’évaluer les avantages comparatifs en termes d’efficacité, d’efficience, d’équité et d’autres valeurs du service public. Après avoir compilé les résultats empiriques et étendu encore les concepts de l’économie comportementale, l’administration publique pourra alors utiliser la BPA à sa guise, plutôt que de se contenter de le faire par le biais de programmes spéciaux approuvés par l’exécutif (SBST, 2016). À partir de là, une théorie de la BPA pourra être codifiée dans le cadre de la philosophie administrative. La théorie peut contribuer au développement ultérieur de concepts de l’économie comportementale qui sont indissociables de la gouvernance elle-même, plutôt que de simplement modifier les concepts existants dans la panoplie des pratiques administratives.

34L’un des problèmes que pose l’adaptation de l’économie comportementale dans le contexte de la fonction publique est que des expériences visant à vérifier l’efficacité des concepts ont été menées avec des étudiants, axées sur des sujets issus de la théorie des jeux, des enquêtes axées sur les « Turcs Mécaniques » ou d’autres constructions qui montrent comment les choses fonctionnent dans un contexte expérimental donné, mais sans nécessairement présenter la validité externe nécessaire pour une application plus large. L’ironie de l’économie comportementale est que si elle tente de prédire l’irrationalité, elle forme alors une rationalité différente qui peut également être imprévisible lorsqu’elle est testée dans des contextes différents.

35En outre, il est nécessaire de procéder à des examens interculturels de la BPA, la plupart des recherches ayant été menées du point de vue des pays occidentaux développés. C’est à la BPA de démontrer sa validité de manière proportionnée, en respectant la fiabilité empirique et les normes de rigueur pour une généralisation plus large. Une synthèse intéressante des sciences du comportement et de l’analyse des Big Data pour l’innovation politique est proposée par Ruggeri et al. (2017), qui remet en cause la méthode traditionnelle de l’empirisme guidé par la théorie. Alors que les chercheurs en sciences sociales hésitent à faire passer les données avant la théorie, la réponse évidente est que la BPA repose sur des cas où la théorie et les données comportementales ne concordent pas. Cela nécessite une approche différente – et peut-être inversée – en matière de recherches empiriques sur les politiques.

36Deux questions importantes se posent ici : (1) « Un champ en plein changement de paradigme doit-il respecter les anciennes règles pour être acceptable ? » et (2) « Est-il vraiment possible d’avoir des tests crédibles de politique publique où les différences contextuelles sont souvent si importantes pour les effets qu’elles remettent en question tout espoir de généralisation ? ». En outre, on peut aussi se poser des questions sur l’éthique de l’utilisation de « ruses » bureaucratiques pour tester la théorie dans la sphère publique, surtout si l’administration publique brouille les lignes entre l’influence et la contrainte (Sunstein, 2016). Weaver (2015) relève dans son étude que l’utilisation et l’efficacité des stratégies de BPA sont très dynamiques, c’est-à-dire que les administrateurs publics doivent se méfier des conséquences inattendues ou des reculs de l’efficacité qui peuvent découler de telles stratégies.

37Il existe des exemples de recherche prometteurs qui encouragent la réalisation d’autres expériences. May (2005) a testé des hypothèses concernant les motivations de conformité qui cadrent avec les questions de type la carotte ou le bâton posées dans l’économie comportementale, et conclut que les outils réglementaires traditionnels sont insuffisants pour atteindre les objectifs administratifs. Mann et Wüstemann (2010) affirment que l’économie comportementale aide à résoudre les asymétries d’information lorsque l’administration publique joue un rôle actif. De nombreuses recherches doivent également être menées sur l’exploitation de l’utilité des processus par rapport à l’utilité des résultats, comme le montrent la motivation des gens à voter (Rogers et al., cités dans Shafir, 2013 : 91–107) et la tendance générale de l’administration publique à encourager les processus démocratiques participatifs.

Élaboration d’une théorie

38Sur la base des applications actuelles et potentielles de l’économie comportementale dans l’administration publique, il est à présent possible d’esquisser une théorie de la BPA avec des propositions sur ce qu’elle peut intégrer empiriquement et permettre hypothétiquement. Cette théorie doit se situer sur le plan opérationnel de la gouvernance : un espace décrit par les dimensions que sont la population et l’administration publique. L’éventail des concepts de l’économie comportementale est appliqué à deux groupes de déconnexions : dans l’économie comportementale, il y a la différence entre ce que les gens pensent vouloir et ce qu’ils font effectivement ; et dans le comportement administratif, il y a l’écart entre ce que l’administration publique est censée faire et ce qu’elle peut effectivement faire. C’est entre ces deux espaces que se situe la théorie de la BPA (voy. Figure 1).

Figure 1

Situation d’une théorie de l’administration publique comportementale

Figure 1

Situation d’une théorie de l’administration publique comportementale

39La BPA se situe à l’intersection des deux déconnexions pour répondre à ce que les gens attendent et ce qu’ils obtiennent en étendant une troisième dimension relative à ce que les gens doivent obtenir. La politique se situe quelque part sur le plan composé des idéaux, des déceptions et des compromis, avec seulement la logique traditionnelle de la pensée axée sur la maximisation de l’utilité économique. La dimension relative à la BPA élève les possibilités politiques pour permettre un plus grand accès au quadrant « idéal » ; on pourrait imaginer l’émergence d’un vecteur courbe qui oriente le potentiel administratif dans cette direction pour des résultats plus souhaitables en matière de gouvernance. En substance, la BPA offre une approche qui concilie citoyens et politiques, en alignant les aspects empiriques positifs de leur comportement sur les aspects objectifs (normatifs) des politiques. La théorie de la BPA propose une mesure correctrice pour la déconnexion entre le « devrait » et le « voudrait ».

40Il doit y avoir des conditions qui satisfont à certains critères pour justifier l’utilisation de la BPA, comme : la preuve d’anomalies dans le comportement rationnel – c’est-à-dire les biais courants que l’on retrouve dans l’économie comportementale – dans le chef d’individus et d’institutions ; les asymétries d’information qui provoquent des répartitions inéquitables des bénéfices ou des défaillances dans les mécanismes du marché ; et les cas de non-respect inexpliqué d’une réglementation par ailleurs inoffensive. Selon Sunstein (2016), le gouvernement a raison d’utiliser les « nudges » et une architecture des choix pour améliorer les résultats si cela permet de maintenir le bien-être, l’autonomie et la dignité des personnes. Yeung (2016) fait écho à cette position, en mettant l’accent sur la liberté individuelle. Cela cadre avec l’objectif de la théorie présentée ici, à savoir que l’administration publique devrait s’efforcer de réaliser les idéaux de ce que les gens devraient obtenir, en utilisant des outils qui peuvent transcender les compromis et les failles du comportement rationnel.

41À cette fin, les trois propositions suivantes peuvent servir de guide pour tester et appliquer la théorie, ainsi que pour créer un discours permettant d’affiner la théorie. Elles sont tirées de la littérature existante, ainsi que des tendances et analyses examinées dans le présent article. Les propositions plaident en faveur de la poursuite du développement de la BPA sur la base de ce qui s’est déjà avéré efficace et de ce qui est possible compte tenu de la dynamique actuelle.

42Proposition 1 : la BPA est un ensemble d’outils alternatifs permettant d’optimiser la mise en œuvre des politiques. La courbe du vecteur politique issu de l’intersection entre le gouvernement et le citoyen est orientée vers les résultats idéaux et s’éloigne des résultats de compromis ou d’échec lorsque la BPA complète les processus traditionnels pour tenir compte des anomalies non rationnelles dans les comportements des citoyens ou de la bureaucratie. Cela pourra se vérifier à mesure que la recherche se développera pour comparer les résultats des politiques de BPA à ceux des politiques traditionnelles.

43Proposition 2 : la BPA est éthiquement saine et respecte les valeurs administratives. En supposant que la BPA adhère aux préceptes déontologiques de la gouvernance démocratique, tels que la protection des choix individuels et le maintien de la transparence, en se nourrissant d’une attitude de paternalisme léger, alors elle cadre avec l’éthique et les valeurs de l’administration publique. En reconnaissant qu’il existe différents points de vue en matière d’utilité, la BPA légitime implicitement le pluralisme des valeurs et répond ainsi à la volonté démocratique. Étant donné que l’éthique de la privatisation et d’autres comportements bureaucratiques suscitent toujours des interrogations, il semble nécessaire de répéter que la BPA respecte en fait l’éthique à sa base même grâce à la transparence et à une plus grande diffusion de l’information.

44Proposition 3 : les recherches sur la BPA forment un domaine inédit d’expérimentation et de méthodologie stratégiques. Les appels visant à changer de perspective et à passer de l’importation d’outils d’économie comportementale à l’élaboration d’outils d’administration comportementale témoignent de la validité de la BPA en tant qu’école unique en son genre dans la théorie administrative (Grimmelikhuijsen et al., 2017). Cela peut inspirer l’établissement d’agendas académiques pour continuer à développer la BPA en lien avec la pratique, comme le démontre l’introduction de revues et de symposiums dédiés. Il est possible d’axer le prisme de l’économie comportementale sur le fonctionnement de la bureaucratie proprement dite afin de contribuer à la gouvernance au sein de ses propres institutions, notamment en étudiant les biais et les hypothèses des paradigmes rationnels dans la pensée administrative actuelle.

45Ces propositions ouvrent la voie à la progression de pratiques dans l’administration publique qui ne sont pas suffisamment soutenues par les politiques actuelles. Par exemple, l’adoption par le nouveau management public de politiques axées sur le résultat (« bottom line ») ne tient compte que des comportements de maximisation de l’utilité par les bureaucrates et les citoyens, plutôt que de prendre en considération les valeurs subjectives qui influencent les choix individuels, autres que la simple efficacité rationnelle. Baser les directives de mise en œuvre sur les comportements observés aidera à intégrer les préjugés inhérents dont font preuve les individus, comme la norme sociale de « dénigrement des bureaucrates » qui suscite une résistance spontanée à toute politique, même bien intentionnée. Les hypothèses qui en découlent pour la BPA peuvent permettre de mieux identifier les facteurs qui améliorent l’efficacité et les résultats (plutôt que l’efficience et les produits), avec des modèles qui s’habituent aux comportements biaisés, ainsi que des hypothèses qui abordent les grandes questions et les valeurs fondamentales de l’administration publique, telles que la participation démocratique, la transparence, l’imputabilité et l’équité. Il peut en résulter des recherches dont la validité externe est renforcée dans la mesure où il n’y a pas de présomptions de rationalité économique dans l’éventail des données admissibles. En outre, on comprend à présent un peu mieux les stimuli alternatifs et les relations comportementales non traditionnelles qui existent dans les interactions entre l’administration et l’appareil politique.

Conclusion

46Un grand nombre de livres à succès, une série de prix Nobel d’économie décernés par des universitaires associés (Richard Thaler en 2017, Angus Deaton en 2015, Daniel Kahneman en 2008, Gary Becker en 1992, Herbert Simon en 1978 et Kenneth Arrow en 1972), et même une industrie naissante de conseil en politique d’économie comportementale suggèrent que les perspectives d’utilisation de cette technologie augmentent le long d’une courbe de demande. Compte tenu des résultats modestes de la SBST (Benartzi et al., 2017 ; SBST, 2016), on peut espérer que ces travaux continueront à tester la BPA dans un plus grand nombre d’administrations.

47Les futures recherches sur la BPA devront identifier les changements réels dans la formulation des politiques et les méthodes de mise en œuvre qui peuvent permettre d’atteindre une plus grande conformité avec les objectifs stratégiques. Quelles avancées spécifiques ont-elles été réalisées dans ce domaine par rapport aux approches traditionnelles ? Comment les bureaucrates au sein des agences et de première ligne perçoivent-ils la BPA en termes d’équité, d’efficience et d’efficacité ? S’agit-il d’une mode ou d’une réelle opportunité pour l’administration publique de développer de nouveaux moyens d’améliorer le service public ? Les effets de la BPA s’estompent-ils avec le temps, à mesure que les populations s’habituent aux « nudges » ? Ces questions doivent être prises en compte dans les expériences visant à étendre la validité interne de la BPA dans le domaine politique pour en tirer des avantages tangibles et avérés pour la société, ainsi qu’à mettre en lumière les forces et les faiblesses de cette théorie qui se développe.

48Un dernier aspect à aborder est la question de savoir ce qu’est précisément la BPA : un sous-ensemble de l’administration publique, une discipline méthodologique à part entière ou un hybride de sciences sociales qui fonctionne au-delà de ses propres fondements ? La réflexion de Grimmelikhuijsen et al. (2017) considère la BPA comme un complément à l’administration publique traditionnelle. Dans le présent article, nous présentons la BPA comme une théorie qui adopte une perspective plus militante en matière de gouvernance, envisageant une administration publique qui s’engage à atteindre des objectifs en utilisant des outils plus pointus fabriqués à partir d’informations empiriques plus solides. La présente analyse et discussion sur la BPA devrait permettre à l’administration publique de reconnaître les principes du comportement dans les politiques et, si nécessaire, les moyens potentiels de mieux adapter ces politiques à un comportement démontré.

Financement : le présent article a bénéficié du soutien du Fonds de recherche Sungkyun, université Sungkyunkwan, 2016.
ORCID iD : David Oliver Kasdan http://orcid.org/0000-0002-6709-1424.
Français

Le lien entre l’administration publique et l’économie comportementale remonte à Herbert Simon, qui a relevé la tension entre les exigences institutionnelles de l’efficacité rationnelle et la réalité des objectifs alternatifs des individus. Les recherches se situent à présent à la jonction entre l’économie comportementale et la gouvernance, suite aux synergies favorables récemment observées et rendues publiques. L’administration publique peut utiliser l’économie comportementale dans différentes applications, allant de la stimulation de la motivation de service public à l’amélioration du respect des politiques. Dans le présent article, nous passons en revue le discours actuel sur l’évolution de l’administration publique comportementale, décrivons certains concepts dominants actuellement appliqués, puis proposons un cadre assorti de propositions pour une théorie de l’administration publique comportementale afin de permettre des recherches expérimentales supplémentaires et de contribuer à une meilleure gouvernance.
Remarques à l’intention des praticiens
L’administration publique comportementale est une théorie en développement qui pourrait permettre aux praticiens d’employer des approches différentes pour la définition et la mise en œuvre des politiques. En utilisant les concepts de l’économie comportementale qui décrivent la prise de décision individuelle au moyen d’objectifs différents de la maximisation traditionnelle de l’utilité, l’administration publique comportementale suppose un abandon des modèles de causalité traditionnels axés sur les idéaux rationnels au profit de ceux axés sur les comportements réels qui présentent des biais empiriques évidents.

  • théorie administrative
  • économie comportementale
  • rationalité limitée
  • conformité
  • nudge
  • paternalisme

Références bibliographiques

  • En ligneArbuthnott, KD, Scerbe, A (2016) Goal framing in public issue action decisions. Analyses of Social Issues and Public Policy 16(1) : 175-192.
  • Ariely, D (2008) Predictably Irrational. New York, NY : Harper Collins.
  • Arrow, K (1974) The Limits of Organization. New York, NY : W.W. Norton & Company.
  • Axtell, R, McRae, G (2006) Changing how we discount to make public policy more responsive to citizens’ time preferences. Regulatory Analysis, 06-01, AEI-Brookings Joint Center for Regulatory Studies.
  • En ligneBenartzi, S, Beshears, J, Milkman, KL. (2017) Should governments invest more in nudging ? Psychological Science 28(8) : 1041-1055.
  • En ligneBenavides, A, Peters, E (2015) Social norms theory, enforcement, and management concepts : An analysis of local smoking ban ordinances. International Journal of Public Administration 38(5) : 335-345.
  • Bretschneider, S, Straussman, J (1992) Statistical laws of confidence versus behavioral response : How individuals respond to public management decisions under uncertainty. Journal of Public Administration Research and Theory 2(3) : 333-345.
  • Cheng, E (2006) Structural laws and the puzzle of regulating behavior. Northwestern University Law Review 100 : 655-717.
  • En ligneClifton, J, Díaz-Fuentes, D, Fernández-Gutiérrez, M (2019) Vulnerable consumers and satisfaction with public services : Does country matter ? International Review of Administrative Sciences. 85 (2) : 264-285.
  • Eatwell, J, Milgate, M, Newman, P (eds) (1987) The New Palgrave : A Dictionary of Economics. London : Macmillan.
  • En ligneFrank, R (1997) The frame of reference as a public good. The Economic Journal 107 : 1832-1847.
  • En ligneGrimmelikhuijsen, S, Jilke, S, Olsen, AL. (2017) Behavioral public administration : Combining insights from public administration and psychology. Public Administration Review 77(1) : 45-56.
  • En ligneHursh, S, Roma, P (2013) Behavioral economics and empirical public policy. Journal of the Experimental Analysis of Behavior 99(1) : 98-124.
  • En ligneJames, O, Jilke, SR, Van Ryzin, GG (2017) Behavioural and experimental public administration : Emerging contributions and new directions. Public Administration 95(4) : 865-873.
  • En ligneJohn, P (2013) All tools are informational now : How information and persuasion define the tools of government. Policy & Politics 41(4) : 605-620.
  • John, P, Stoker, G (2017) From nudge to nudge plus : Behavioural public policy for a self-guiding society. IPAA 2017 Research and Practice Symposium.
  • En ligneJones, B (2003) Bounded rationality and political science : Lessons from public administration and public policy. Journal of Public Administration Research and Theory 13(4) : 395-412.
  • Jones, B (2017) Behavioral rationality as a foundation for public policy studies. Cognitive Systems Research. Available at : http://dx.doi.org/10.1016/j.cogsys.2017.01.003
  • En ligneKahneman, D (2003) Maps of bounded rationality : Psychology for behavioral economics. American Economic Review 93(5) : 1449-1475.
  • En ligneKahneman, D, Tversky, A (1979) Prospect theory : An analysis of decision under risk. Econometrica : Journal of the Econometric Society 47(2) : 263-291.
  • Lynn, L (1986) The behavioral foundations of public policy-making. The Journal of Business 59(4) : S379-S384.
  • En ligneMcAuley, I (2013) Behavioural economics and public policy : Some insights. International Journal of Behavioural Accounting and Finance 4(1) : 18-31.
  • En ligneMann, S, Wüstemann, H (2010) Public governance of information asymmetries—The gap between reality and economic theory. The Journal of Socio-Economics 39(2) : 278-285.
  • Marvel, J (2016) Unconscious bias in citizens’ evaluations of public sector performance. Journal of Public Administration Research and Theory 26(1) : 143-158.
  • En ligneMay, P (2005) Regulation and compliance motivations : Examining different approaches. Public Administration Review 65(1) : 31-44.
  • Oldfield, K (2016) The social aspects of hand washing in American restaurants : An administrative approach to reducing public and private health care costs. Administration & Society 49(5) : 753-771.
  • En ligneOliver, A (2015) Nudging, shoving, and budging : Behavioural economic-informed policy. Public Administration 93(3) : 700-714.
  • En ligneOlsen, A (2015) Citizen (dis)satisfaction : An experimental equivalence framing study. Public Administration Review 75(3) : 469-478.
  • En ligneRuggeri, K, Yoon, H, Kácha, O. (2017) Policy and population behavior in the age of Big Data. Current Opinion in Behavioral Sciences 18 : 1-6.
  • SBST (Social and Behavioral Sciences Team) (2016) Social and Behavioral Sciences Team 2016 Annual Report. Washington, DC : Executive Office of the President, National Science and Technology Council.
  • En ligneSchmid, A (2004) Conflict and Cooperation—Institutional and Behavioral Economics. Malden, MA : Blackwell Publishing Ltd.
  • En ligneShafir, E (ed.) (2013) The Behavioral Foundations of Public Policy. Princeton, NJ : Princeton University Press.
  • En ligneSimon, H (1955) A behavioral model of rational choice. The Quarterly Journal of Economics 69(1) : 99-118.
  • Simon, H (1997) Administrative Behavior (4th edn). New York, NY : Simon & Schuster.
  • En ligneSunstein, C (2016) The Ethics of Influence. New York, NY : Cambridge University Press.
  • Sunstein, C (2017) Requiring choice is a form of paternalism. Journal of Behavioral Economics for Policy 1(1) : 11-14.
  • Thaler, R, Sunstein, C (2008) Nudge : Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness. New Haven, CT : Yale University Press.
  • Tummers, L, Olsen, A, Jilke, S. (2016) Introduction to the virtual issue on behavioral public administration. Journal of Public Administration Research and Theory 3(1) : 1-3.
  • Wang, U (2014) New technology tools aim to reduce water use. Wall Street Journal, May 19, R5. Available at : http://www.wsj.com/articles/SB10001424052702303647204579543781303147754
  • En ligneWeaver, R (2015) Getting people to behave : Research lessons for policy makers. Public Administration Review 75(6) : 806-816.
  • En ligneYeung, K (2016) The forms and limits of choice architecture as a tool of government. Law & Policy 38(3) : 186-210.
David Oliver Kasdan [1]
David Oliver Kasdan est professeur agrégé d’administration publique à l’Université Sungkyunkwan de Séoul, en Corée du Sud. Ses recherches portent sur la théorie administrative, l’économie comportementale et la gestion des catastrophes.
  • [1]
    David Oliver Kasdan, Université Sungkyunkwan, Séoul, Corée du Sud. Courriel : dokasdan@gmail.com. Traduction de l’article paru en anglais sous le titre : “Toward a Theory of Behavioral Public Administration”.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/12/2020
https://doi.org/10.3917/risa.864.0633
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour I.I.S.A. © I.I.S.A.. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...