Samedi 19 septembre 2020, midi, un jeune homme frêle remonte rapidement le boulevard Saint-Michel. Il me double. J’entends distinctement : « Je rentre à la maison et je me fais des pâtes à la vapeur. » Il va vite, je reste avec ma stupeur. Le désir exprimé est si élémentaire : rentrer chez soi pour se faire cuire des pâtes à la vapeur. Tout à l’heure, si je veux, je rentre et, sans y penser, je me fais cuire des pâtes à la vapeur. Pourquoi suis-je troublée ? Où court ce jeune homme si pressé ? Certainement pas vers chez lui pour se faire cuire des pâtes à la vapeur. Je le sais, ce quidam qui rêve tout haut ne rentre pas chez lui. Il n’a pas de chez lui. Comment le sais-je ? Soyons clairs. Dans les temps anciens, on l’aurait décrit comme un gueux maigrichon vêtu de hardes, le cheveu emmêlé, le teint brouillé, qui n’a visiblement pas eu l’occasion de faire de longues ablutions ce matin. Ainsi, le rêve éveillé d’un « sans domicile fixe » évoquant un quotidien trivial et cependant inaccessible m’envahit et trouble ma promenade.
Quelques mois plus tard me parvient la demande d’un article sur le quotidien des exclus, des gens à la rue, de ceux que l’on désigne sous le sigle « SDF ». Je devrais avoir quelque chose à dire sur leur quotidien, car en tant qu’ADF (avec domicile fixe), j’ai œuvré à leurs côtés à la mise en place et à la marche d’un service à destination des personnes à la rue dans le secteur des Halles à Paris, la bagagerie Mains libres. Pendant huit ans, j’ai côtoyé des hommes, des femmes, des jeunes, des moins jeunes, certains ouverts, d’autre…