1La répartition des constructions du nom propre (désormais Npr) en « emplois modifiés » et « emplois non-modifiés » a donné lieu à des classements subsidiaires, à l’intérieur de cette seconde catégorie, en quelques « grands » types d’emplois modifiés [2]. Ces classements, s’ils ont pu servir de base et d’armature à l’étude des diverses constructions du Npr en discours, masquent parfois des fonctionnements sémantiques proches réalisés sous des constructions syntaxiques différentes ; ils contribuent à installer des frontières nettes là où y a parfois des glissements, voire des superpositions. C’est à un de ces problèmes de frontières que nous nous intéresserons ici, à propos de deux emplois modifiés connus sous les étiquettes d’« emploi métaphorique » (ex. (1)) et « emploi exemplaire » (ex. (2)), dont la proximité a souvent été soulignée.
1 – L’emploi exemplaire dans ses rapports avec l’emploi métaphorique
1.1 – Les descriptions de l’emploi exemplaire
2L’emploi dit « exemplaire » est bien répertorié dans les travaux sur le Npr [4] et considéré tantôt comme un « type » d’emploi modifié (Jonasson 1994 : 229) tantôt comme une « interprétation » possible de la construction Un Np ø (Gary-Prieur 1994 : 134). Le Npr, bien que déterminé par un(e) (ex. (3)), n’en continue pas moins d’y désigner son référent habituel, ou « initial » [5], comme il le ferait dans son usage standard, non déterminé (ex. (3)’).
3De plus, s’il est difficile de rattacher fermement l’emploi exemplaire du Npr aux emplois modifiés, il est tout aussi malaisé d’en tracer nettement les contours. On retiendra tout particulièrement, ici, une possible confusion entre emploi exemplaire et emploi métaphorique : dans l’exemple (7) (emprunté à Gary-Prieur (1996 : 64)), un Umberto Eco, dont la microsyntaxe correspond à une des multiples possibilités de l’emploi métaphorique, reste indéterminé quant à sa référence (soit Umberto Eco lui-même, soit un autre référent, dont on indique des ressemblances avec Umberto Eco).
1.2 – Les zones d’indécision
4Pour aborder ces zones d’indécision entre Npr exemplaire et Npr métaphorique, il faut examiner certaines constructions tout aussi représentatives que celles décrites ci-dessus mais qui, de plus, donnent à voir l’ambiguïté fondamentale qui caractérise l’emploi exemplaire.
5On peut, en premier lieu, revenir rapidement sur les caractéristiques du Npr, pour signaler que le type de Npr (prénom, patronyme, nom de lieu…) ne peut guère être considéré comme discriminant. En effet, les toponymes, bien que rares dans cette construction, peuvent néanmoins y figurer, comme on le voit dans l’exemple (8), où une Suisse est sur le même plan syntaxique que l’Italie et l’Allemagne, ce qui confirme le fonctionnement référentiel « habituel » du toponyme, ou dans l’exemple (9).
2 – Un point de contact : le parangon
2.1 – Dans l’emploi exemplaire
7On y trouve tout d’abord la notion de parangon représentée par l’idée même d’exemple, qui qualifie la construction et l’interprétation de cet emploi. Gary-Prieur (1994 : 135-138, puis 2001 : 117-119) attire l’attention sur « les deux sens du mot exemple », et en particulier sur le sens de « personne dont les actes sont dignes d’être imités » indiqué par le Petit Robert, qui propose comme synonymes : « modèle, parangon ». De fait, l’interprétation des constructions exemplaires les plus fréquentes, comme la structure le N d’un Npr de l’exemple (17), passe par l’élévation du référent habituel du Npr au rang de parangon, de modèle à suivre : Euclide est donné ici pour le meilleur représentant de la hardiesse et de la puissance d’imagination qui puisse se trouver. Ces qualités sont mesurées à l’aune de sa personne.
On peut constater le même effet d’exemplarité en dehors de cette construction particulière ; ainsi dans l’exemple (19), où le Npr en emploi exemplaire est attribut du sujet [12], l’accent est mis « sur la “quiddité” de la personne en question, sur l’ensemble des qualités […] qui la constituent » (Meyer & Balayn 1981 : 187) : Seurat est ici présenté comme l’incarnation absolue d’une certaine qualité, qui reste non explicitée, mais que le lecteur est invité à rechercher dans le contexte ou à se représenter par ses connaissances encyclopédiques. C’est la construction exemplaire elle-même qui conduit tout d’abord à voir le référent du Npr comme un parangon, puis à chercher la qualité correspondante.
10Ces formules explicitent la structure des Npr exemplaires en SN complexes du type un N comme X. Ces SN, dans lesquels « l’élément nominal situé à droite de comme appartient à un (sous-)ensemble défini par P matrice » (Moline 1998 : 67), peuvent être traités en terme de prototypicité : selon Moline (1998 : 74), « si la construction est utilisée pour désigner SN2 [13], c’est en tant que prototype des N ayant la qualité (ou la propriété) décrite dans P matrice ». Autrement dit, si un Seurat, dans (19), désigne Seurat, c’est que celui-ci est le prototype idéal d’une propriété donnée (cf. Moline (1998 : 74)).
Quant à la qualité ou la propriété sur laquelle se fonde cette prototypicité, les remarques faites ci-dessus nous conduisent à la chercher dans le cotexte immédiat du Npr exemplaire, en particulier dans le nom abstrait des structures le Nc d’un(e) Npr. On peut donc proposer, pour compléter les formulations données ci-dessus, un parallèle avec la structure « (un(e) N) Adj comme Npr » : les syntagmes la douceur et l’adresse d’un Fénelon et l’arrogance d’un Descartes des exemples (20) et (21) donnent à voir Fénelon et Descartes comme les meilleurs représentants de la douceur et de l’adresse pour l’un et de l’arrogance pour l’autre, comme le feraient les comparaisons (un homme) doux et adroit comme Fénelon et (un homme) arrogant comme Descartes, « comparaisons à parangon » (Rivara 1990 : 156) où le Npr établit une « valeur-type » (Muller 1996 : 120), à laquelle le comparé est déclaré conforme.
2.2 – Dans l’emploi métaphorique
12Dès ses premières descriptions, dans la Rhétorique à Herennius ou chez Isidore de Séville par exemple, l’antonomase, qui correspond, par bien des aspects, à l’emploi métaphorique du Npr [14], est mise en relation avec l’expression du type, du parangon, par son regroupement avec d’autres figures sous les appellations de paradigme, d’exemplum ou d’imago. On retrouve l’idée de type dans les traités des figures classiques : pour Dumarsais, « un personnage historique (Néron) ou mythique (Pénélope) devient le représentant typique d’une qualité ou d’un état » (Douay-Soublin in Dumarsais 1988 : 271-272) par l’emploi métaphorique, ou antonomasique, de son Npr.
13Dans des analyses linguistiques plus récentes, le parangon est fréquemment utilisé pour aborder les aspects sémantiques du Npr modifié métaphorique.
14Il est tout d’abord évoqué au moment de déterminer ce qui, des propriétés du référent initial du Npr, intervient dans la construction du sens métaphorique ; selon plusieurs auteurs il s’agit, non pas d’« un résumé des propriétés objectives qui lui sont imputées par le savoir encyclopédique » (Flaux 2000 : 122), mais d’« une ou plusieurs propriétés caractéristiques » dont le référent original « est considéré comme l’incarnation ou le parangon » (Jonasson 1994 : 220) ; de même, pour Meyer & Balayn (1981 : 197), « R1-Ea [le référent du Npr] présente Q [la propriété du référent originel qui va constituer le sens de l’antonomase] d’une manière éminente ».
15Ceci a des conséquences sur la réception (pour Flaux (2000 : 123), « l’emploi d’un [Npr en antonomase] s’accompagne d’un effet systématiquement hyperbolique »), mais aussi sur la « catégorie dénotée par le Npr métaphorique » qui, selon Jonasson (1994 : 220), a une « structure prototypique » : elle est construite autour d’« un modèle mental du référent original […] considéré comme l’incarnation ou le parangon. Ce modèle est le membre central idéal d’une catégorie prototypique dont tous les membres ont une ressemblance plus ou moins parfaite avec le membre modèle » (1994 : 220).
L’importance du parangon varie cependant selon les contextes : dans le cas de certaines antonomases in praesentia, comme celle de l’exemple (22), où se joue plutôt une identification qu’une catégorisation fermement établie, il paraît secondaire. En revanche, son importance est indéniable dès lors que l’emploi métaphorique débouche sur l’établissement d’une classe, installée en langue ou éphémère en discours (marquée cependant par certains indices discursifs, comme la construction in absentia) comme dans l’exemple (23).
2.3 – L’absence de parangon
16Pour l’un et l’autre emploi, il demeure des contextes dans lesquels l’idée de parangon ne semble pas nécessaire à l’interprétation.
17Pour l’emploi métaphorique il s’agit, comme on vient de le voir, de contextes in praesentia [16], où le Npr métaphorique dit quelque chose d’un référent-cible, où l’on demeure dans une relation établie entre un référent et un autre (l’emploi préférentiel, dans ces constructions, de déterminants singuliers indique le maintien d’une individualisation). Ce type de contexte synthétise la mise en parallèle des représentations de deux référents, et l’interprétation relève davantage de l’identification que de la catégorisation : il s’agit d’identifier un référent à un autre [17]. Le fonctionnement du Npr en emploi métaphorique, dans ce cas, ne peut être ramené à la comparaison avec un parangon.
Pour l’emploi exemplaire, il s’agit soit de contextes énumératifs, comme ceux de l’exemple (24), soit de phrases où le Npr exemplaire arrive après un GN pluriel renvoyant à une catégorie à laquelle appartient le référent du Npr, comme dans les exemples (25) et (26).
3 – Parangon et comparaison
3.1 – Les constructions comparatives
19Les constructions comparatives faisant précéder un(e) Npr de comme ou tel [20] peuvent se trouver à la suite d’un adjectif (ex. (29) et, avec reprise pronominale, (30)), d’un verbe (ex. (31)), mais l’ensemble peut aussi former une sorte d’ajout (ex. (12), (32)).
3.2 – Les contextes indéterminés
20Les phrases exprimant une « prédication s’effectuant dans un monde contrefactuel » (Flaux 2000 : 139) posent le même problème d’interprétation : emploi exemplaire ou métaphorique ?
21On se trouve devant ce genre d’ambiguïté lorsque le verbe est au conditionnel (ex. (7), (13), (44), emprunté à Gary-Prieur (1994 : 144), (45)), mais aussi au futur (ex. (46)).
22La comparaison qui sous-tend l’emploi exemplaire du Npr a donc pour effet de construire un ensemble référentiel sur le mode du « clonage » [22], exactement comme le fait l’antonomase in absentia dans des contextes appropriés. Au sein de la catégorie ainsi créée, le référent du SN2, donc du Npr, occupe toutefois une position privilégiée : il est le parangon et donc, en quelque sorte, le premier candidat à la référence. Dans des contextes indiquant la potentialité, l’irréalité, rien ne permet d’arrêter cette référence ; le champ des possibles reste ouvert, ce qui entraîne l’ambiguïté signalée entre référence au modèle de la catégorie et référence à un autre élément de la catégorie. Si la première possibilité correspond bien à l’interprétation exemplaire, il faut, avant d’articuler la seconde à l’interprétation métaphorique, préciser que seul l’aspect « création catégorielle » de l’emploi métaphorique est mis en œuvre, correspondant à ce que nous avons appelé antonomase in absentia, mais que parler de métaphore pour ce genre d’emploi serait inadapté.
Un dernier exemple, (47), montre bien cette alternative, avec la mention de un autre.
4 – Conclusion
24Les faits observés montrent que, s’il existe bien une parenté forte entre emploi exemplaire et emploi métaphorique, elle n’est pas absolue, et ne concerne pas l’ensemble des occurrences de ces deux emplois. L’ambiguïté ne règne vraiment que dans les limites de deux « zones » de chaque emploi, qui sont en fait une même zone « parangon » : les Npr en emploi exemplaire exprimant une valeur de parangon sont proches des emplois métaphoriques relevant de l’antonomase in absentia, qui crée une catégorie référentielle, mais en revanche les Npr exemplaires à valeur d’échantillon n’ont pas grand-chose à voir avec des emplois métaphoriques, de même que les antonomases in praesentia ne sont jamais interprétables comme des constructions exemplaires.
25Ces constructions, étiquetées « exemplaire » et « métaphorique », ont en commun la création d’une catégorie et l’expression, au sein de cette catégorie, du haut degré représenté par un modèle, un parangon. On peut penser qu’elles constituent deux manières, forcément voisines, d’exprimer le haut degré à travers le Npr. De ce point de vue, l’emploi exemplaire constitue bien un emploi modifié du Npr, non seulement sur le plan syntaxique mais aussi sur le plan référentiel : même si c’est le référent initial qui est finalement visé, le fait qu’il le soit à travers l’expression d’une catégorie, et en tant que parangon, constitue un changement dans le mode de référence suffisant pour qu’on dépasse la simple désignation individuelle et qu’on quitte la référence standard habituellement effectuée par le Npr.
Peut-on pour autant parler d’une hiérarchie, d’un ordre entre les deux emplois, d’une orientation de l’exemplarité vers la métaphorisation ? Il semble que non, puisque la relation est moins entre « exemplaire » et « métaphorique » qu’entre exemple-parangon et catégorie : c’est la « moins métaphorique » des antonomases que rencontre l’emploi exemplaire. La valeur dominante est plutôt l’expression du parangon que celle de la métaphore à strictement parler. On proposera plutôt de voir dans ce voisinage deux façons nuancées d’exprimer le haut degré, deux types d’expressions différentes, dont il resterait à étudier la distribution dans différents contextes syntaxiques, selon des critères discursifs et sémantiques.
Notes
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[1]
Je remercie M. Lecolle, M.C. Manes-Gallo et mes relecteurs anonymes pour leurs critiques et leurs suggestions, qui m’ont été précieuses.
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[2]
Cf. par exemple Jonasson (1994 : 173-174).
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[3]
Les exemples référencés proviennent tantôt de la base de données textuelles Frantext (http://www.atilf.fr/frantext.htm), tantôt de lectures personnelles ; lorsqu’ils sont empruntés à d’autres auteurs ou résultent d’une manipulation, aucune référence n’est donnée.
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[4]
Il est mentionné, en tant que tel, par Jonasson (1994 : 229-233), Flaux (2000 : 137-139) et, sous le nom d’« emploi quidditif », par Meyer & Balayn (1981 : 187-188).
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[5]
« Le référent initial d’un nom propre dans un énoncé est l’individu associé par une présupposition à cette occurrence du nom propre en vertu d’un acte de baptême dont le locuteur et l’interlocuteur ont connaissance ». (Gary-Prieur 1994 : 29).
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[6]
Pour Gary-Prieur (2001 : 112), cette construction n’existe « ni avec des prénoms, ni avec des noms de lieux ».
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[7]
Pour Jonasson (1994 : 230), la fonction attribut est également possible, alors qu’elle est « strictement incompatible avec l’interprétation exemplaire » pour Gary-Prieur (1994 : 147).
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[8]
Les exemples proposés montrent qu’il s’agit bien de ce que nous appelons emploi exemplaire : « Cette fougue éperdue, inconsciente d’un Cinq-Mars et d’un Condé, le prince de Marsillac ne l’avait pas, le duc de la Rochefoucauld l’aura moins encore ».
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[9]
Comme le souligne Gary-Prieur ici même, « le “Np modifié” n’est pas toujours si loin du “Np communisé” de Damourette & Pichon ».
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[10]
Selon elle, « l’ajout d’une telle expansion […] transforme aussitôt l’interprétation » en une interprétation soit métaphorique soit « standard ».
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[11]
Ce qu’aurait apporté la même construction avec un Npr en emploi standard : la hardiesse et la puissance d’imagination d’Euclide.
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[12]
On a là un contre-exemple à l’incompatibilité de la fonction attribut avec l’interprétation exemplaire posée par Gary-Prieur (1994 : 147) ; sa portée est cependant réduite par la nature particulière du nom sujet.
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[13]
Ce qui est précisément une des caractéristiques du Npr en emploi exemplaire.
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[14]
Nous ne discuterons pas ici des éventuelles frontières et des différences, pour lesquelles nous renvoyons à Flaux (2000 : 117-122) et Leroy (2004 : 59-63). Sauf indication contraire, nous utiliserons indifféremment, dans cet article, antonomase et emploi métaphorique.
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[15]
Cf. le corpus d’« anthroponymes démotivés » (ou antonomases lexicalisées) de Fontant (1998).
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[16]
Pour une présentation détaillée des constructions in praesentia et in absentia, cf. Leroy (2004 : 108-110 et 120-132).
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[17]
C’est pourquoi les représentations véhiculées par le Npr sont constamment modifiées par les compléments, qui les adaptent à l’unicité d’une personne et d’une situation nouvelles. Ainsi, dans l’exemple (22), le complément du PSG ne concerne évidemment pas le référent initial d’Alex Ferguson, mais le référent-cible marqué par le je.
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[18]
Cf. Leroy (2003 : 173-176) pour plus de détails.
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[19]
Cf. Gary-Prieur (2001 : 119-127) pour plus de détails.
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[20]
On ne fera pas ici de distinction entre comme et tel (que) dans des constructions comparatives. Tel (que) est de toute manière tout à fait minoritaire, du moins dans Frantext.
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[21]
Cette vision des choses est aussi celle de Jonasson (1994 : 220), mais non de Gary-Prieur (1994 : 145) ou de Flaux (2000 : 139), qui évoque une nécessaire « disjonction référentielle ». Pourtant, l’un des plus fréquents contextes d’apparition en discours des antonomase in absentia fait se succéder 1) la présentation du référent initial à travers l’emploi standard de son Npr complet (Dino Marcolin, l’un de ces stakhanovistes vénétiens, [est] aujourd’hui à la tête d’une PME de 50 employés), 2) l’introduction, par l’emploi antonomasique de ce même Npr, d’une classe dont le référent initial est membre (Des Marcolin, il y en a ainsi des milliers en Vénétie). Ceci montre bien que la catégorie posée par l’antonomase in absentia inclut forcément, comme « modèle » central, le référent initial : Dino Marcolin est bien un Marcolin. Cf. Leroy (2004 : 168-170).
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[22]
Cf. Gary-Prieur (2001 : 87-90), Flaux (2000 : 139), Leroy (2004 : 122-123).