« Oui, on peut en parler, mais ça met mal à l’aise », me glisse Sophie, assistante sociale, au téléphone en août 2020. Je viens de l’appeler pour discuter avec elle de ses « chouchous », terme qu’elle a utilisé plusieurs fois devant moi. Elle ajoute « mais bon, en même temps, ça reste de l’humain ». Sophie résume ainsi d’une phrase toute la tension qui existe dans ses relations « préférées ».
J’appelle « préférées » ces personnes avec qui des relations privilégiées se construisent, souvent pour des raisons plus ou moins conscientes et dicibles, entre travailleurs sociaux et « bénéficiaires », créant des parenthèses de don supplémentaire. Je parle de « don supplémentaire » dans la mesure où le don et le contre don sont déjà au cœur des échanges et des relations de care, même rémunérées (Chanial, 2012). Les relations de soin vues par la sollicitude et donc par le care sont des relations dynamiques où celui qui donne de l’aide en reconnaissant l’autre et sa vulnérabilité reçoit en échange sa collaboration, mais aussi sa gratitude. Si cette dynamique est absente, le travail peut difficilement être mené. Les relations avec les préférées vont cependant plus loin. Elles sont constituées d’un échange de dons particulièrement dense, échappant à des relations plus régulées, pour construire peu à peu un monde en soi où le cadre est sans cesse recréé. Les frontières entre différents rôles comme celui du bénévole ou du professionnel sont alors tendues, distordues, momentanément renégociées…