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Le point de vue de Bruno Losch

1Depuis sa parution fin 2001, le livre de Nicolas van de Walle a acquis une belle notoriété, et celle-ci a été reconnue par l’attribution du Gregory Luebbert Book Award 2002 de l’Apsa (American Political Science Association) qui récompense la meilleure publication en analyse politique comparée. Professeur de sciences politiques à la Michigan State University, Nicolas van de Walle est aujourd’hui l’un des professionnels du débat sur l’ajustement. Non seulement il s’est « frotté de près » aux programmes mis en œuvre, mais il a aussi réalisé, depuis plus de quinze ans, de nombreux articles et ouvrages en tant qu’auteur, co-auteur ou éditeur sur l’aide à l’Afrique et les dynamiques économiques et politiques du continent. Il nous livre ici une synthèse abondamment référencée, qui n’est pas en reste sur les sources francophones, avec un appareil de notes consistant qui constitue un outil utile pour investir le champ étudié ou plutôt, comme nous allons le voir, une partie (et une partie seulement) de ce champ ; car le propos se situe massivement, avec ses limites majeures, dans le paradigme de ce que van de Walle appelle la « NOL », la nouvelle orthodoxie libérale.

2African Economies and the Politics of Permanent Crisis nous apparaît comme une analyse en forme de bilan d’expérience où l’auteur nous livre sa conviction profonde sur vingt années d’ajustement en Afrique et nous interpelle avec un désir de convaincre qu’atteste un mode d’exposition très volontaire et personnalisé par lequel il affirme, démontre, prouve, soutient. Les questions auxquelles le livre prétend répondre sont les suivantes (p. 6) : pourquoi l’Afrique reste-t-elle toujours à la traîne ? Pourquoi les programmes d’ajustement structurel n’ont-ils pas réussi ? Quels sont les impacts politiques de cette longue crise économique ? Comment comprendre que des régimes présentant des résultats aussi calamiteux aient pu se maintenir aussi longtemps au pouvoir (exposé sous cette forme p. 217) ?

3La thèse avancée par van de Walle est insistante et sa répétition tout au long du livre est troublante. Nous y reviendrons. En effet, les six chapitres de l’ouvrage sont construits autour d’une seule et même idée : l’Afrique s’est installée dans une crise permanente qui est l’expression d’un syndrome, celui de la réforme partielle, correspondant à un nouveau régime international de l’aide. Ce syndrome résulte de plusieurs facteurs, la nature néopatrimoniale du politique, les penchants idéologiques des élites et la faible capacité des États, qui ont été entretenus et renforcés par un système d’aide permissif qui a joué un rôle conservateur en incitant les gouvernements au statu quo.

4L’approche néopatrimoniale, l’emphase sur le clientélisme et la recherche de rentes ne sont pas nouvelles. L’auteur se démarque cependant des travaux de Bates – et de ceux qui l’ont suivi et ont promu la nouvelle économie politique (NEP) dans le champ d’analyse africaniste – en contestant l’idée selon laquelle les classes dirigeantes qui ont phagocyté les indépendances africaines seraient l’expression des groupes de pression représentant les intérêts urbains.

5Il propose au contraire l’existence d’une petite élite n’ayant pas ou peu de légitimité politique qui contrôle un État autonome du fait de la faiblesse de sociétés civiles sans aucun groupe de pression véritable. La nuance est importante, puisqu’elle permet de mieux circonscrire ces élites qui vont être chargées de tous les maux – même si les conditions de la prise de pouvoir et leur consistance effective restent mystérieuses –, mais elle apporte finalement assez peu à la représentation globale. Là où van de Walle est le plus original et novateur, c’est dans son analyse de l’aide et des bailleurs de fonds (chap. 5). La « réforme partielle » a permis la stabilisation mais pas l’ajustement des structures, et le manque total de rigueur des institutions financières internationales (IFI) – à savoir la poursuite et l’accroissement des « décaissements » en dépit du non-respect généralisé des conditionnalités – a constitué un encouragement des gouvernements africains à la poursuite de leurs pratiques antérieures (p. 189). Ainsi, le contrôle des bailleurs de fonds sur tout le processus d’ajustement depuis vingt ans relève largement de la légende (p. 226) et les IFI sont coupables de leur soutien de fait à des élites qui, entièrement investies dans la préservation de leurs rentes, n’ont pas hésité à sacrifier les dépenses de développement pour mieux préserver l’intouchable : les dépenses de souveraineté liées au cœur et aux attributs régaliens de l’État, si facilement utilisables par les cercles très étroits du pouvoir (pp. 101 et suivantes).

6Le problème est que N. van de Walle, entièrement mobilisé par sa thèse centrale, ne transforme pas l’essai : les nombreuses questions soulevées par sa démonstration sont éludées ou considérées comme hors de son propos. Pourquoi les bailleurs de fonds ont-ils continué à aider des régimes aussi défaillants dans leurs engagements de réforme ? Il nous renvoie brièvement à la littérature existante, selon laquelle les raisons principales tiendraient aux inerties internes et à la faiblesse des mécanismes de suivi des agences d’aide (p. 226). Pourquoi les donateurs ont-ils brutalement changé de paradigme au début des années 1980 et pourquoi passe-t-on alors d’un régime d’aide postcolonial caractérisé par l’intervention de l’État et le paradigme « planiste » au régime de l’ajustement? L’auteur nous explique que c’est autant à cause de l’ampleur de la crise économique et du constat d’échec du régime antérieur que de la volonté des bailleurs de fonds de préserver la stabilité du continent pour des raisons liées à l’équilibre de la guerre froide, aux vieilles pratiques néocoloniales et à des préoccupations humanitaires (pp. 210-213). Est-ce réellement suffisant ? Enfin, quelle est la responsabilité de l’aide internationale dans l’émergence des crises continentales majeures et l’effondrement de certains États ? Ce sujet est certes délicat, mais Nicolas van de Walle « botte en touche » en rappelant que rien ne permet de dire ce qu’aurait été l’Afrique sans aide et que les bailleurs de fonds font déjà beaucoup en termes de maintien des services sociaux (p. 210). Le livre dérangeant d’un Uvin sur l’aide à la violence, dans le cas du génocide rwandais, est mis de côté par l’auteur qui réaffirme l’argumentaire central et plus réduit de son propos, à savoir : l’aide a permis le renforcement du néopatrimonialisme et le maintien des régimes en place, y compris dans leurs tendances les plus négatives ; mais lorsque les dirigeants « n’ont pas été capables de gérer » (p. 275) toutes les contraintes – à la fois celles de la crise économique, de la réforme partielle et de la libéralisation politique –, certaines situations ont pu conduire à l’effondrement de l’État central et à l’apparition de seigneurs de la guerre, comme en Sierra Leone, en Somalie ou au Congo (pp. 184 et suivantes).

7Que Nicolas van de Walle ne réponde pas à ces interrogations et ne cherche pas à explorer ces différentes pistes tient selon nous aux limites inhérentes au modèle explicatif auquel il adhère, dont les prémisses théoriques conduisent à une vision réductionniste du réel et de ce qui est en jeu. En effet, dès l’introduction, l’auteur ne fait pas mystère de ses convictions : son propos n’a aucune vocation prescriptive, ni pour les donateurs ni pour les gouvernements africains ; le repérage de ses choix en matière de politiques est même laissé à la perspicacité du lecteur (coquetterie ou facétie ?). Mais c’est pour asséner aussitôt que la performance économique est liée à la stabilité macroéconomique, que la croissance passe par l’investissement, une meilleure infrastructure et l’amélioration du capital humain et qu’en adhérant à un tel programme les gouvernements verraient leurs économies prospérer en quelques années (pp. 18-19). En revendiquant le cadre de la nouvelle orthodoxie libérale (notons au passage que, pour van de Walle, « l’idéologie c’est les autres », comme le montre sa dénonciation insistante des tendances idéologiques – négatives – des élites), l’auteur assume entièrement les présupposés de la théorie néoclassique et de ses différents perfectionnements néo-institutionnalistes (ce qui convient parfaitement à une publication d’une collection fondée par D. North). Le cœur de l’analyse de cette vision normative porte sur l’efficacité des résultats à partir d’une répartion donnée des facteurs et des droits. Or, cette posture, en excluant de son champ la discussion de la formation – dans la durée – des rapports de force entre les différentes catégories d’agents, bride toute perspective d’analyse des processus et de repérage des faisceaux de causalité des réalités observées. Ce biais fondamental permet de comprendre plusieurs des impasses du livre. Nous en relèverons trois principales.

8Tout d’abord, une conception totalement réductrice de l’« international » et de ses changements qui permet d’esquiver une grande partie du débat. En effet, pour van de Walle, qui s’arc-boute sur la relation gouvernements-donateurs, l’international se limite… aux seuls bailleurs de fonds (p. 58). Dans son analyse de l’aide, il mobilise la théorie des régimes internationaux promue par Krasner (p. 192) pour mieux repérer les principes, normes et règles du fonctionnement de l’aide et comprendre leur durabilité. L’utilisation d’un tel référentiel pour un objet différent de celui auquel il était destiné apparaît bien hasardeux ; on aurait préféré que l’auteur s’intéresse effectivement à ce qui change au cours des années 1970 et qui permet de comprendre le revirement de doctrine des bailleurs de fonds ! Car si les agences d’aide opérent un changement aussi radical, passant brutalement du régime d’aide postcolonial – basé sur l’appui aux interventions étatiques dans le développement économique – au régime de l’ajustement, ce n’est pas seulement à cause de l’ampleur de la crise du continent, mais bien aussi parce que surviennent à cette période des changements profonds dans la nature de l’économie mondiale. La crise économique des pays industrialisés (« l’Ouest », comme les appelle van de Walle) leur a en effet imposé de rechercher des moteurs de croissance en dehors de la protection de leurs frontières, et ce besoin d’ouverture, qui rompt avec une régulation basée sur les États-nations depuis l’entre-deux-guerres, va constituer une incitation majeure à la libéralisation et reconfigurer entièrement le jeu international.

9Ce mouvement, justifié par la NOL, marque la fin du « développement », si intimement lié à la notion de rattrapage national, et l’émergence de la mondialisation. Il a été entièrement accompagné par les IFI, qui ont systématiquement mis en œuvre des programmes de privatisation et de désengagement de l’État. Il a profondément changé les modalités d’insertion internationale des économies africaines, qui sont dorénavant confrontées, certes à de nouvelles opportunités, mais aussi à une compétition radicale dans un contexte marqué par le renforcement des asymétries et l’instabilité des marchés. De tout cela, Nicolas van de Walle ne parle pas. La deuxième impasse, en lien avec la première, porte sur la sous-estimation de la trajectoire historique des États africains. Si van de Walle revendique la nécessité de s’attacher à la « dépendance de sentier » des choix politiques (p. 13), il oublie rapidement cet avertissement liminaire dans ce qu’il aurait impliqué. En effet, il ne s’agit pas seulement d’analyser les pratiques actuelles des gouvernements africains et des agences d’aide à la lumière de celles des années 1960 pour que tout soit dit. Le livre révèle ainsi un déficit majeur de prise en compte des « dynamiques du dedans et du dehors » et de leurs articulations, qui s’exprime dans plusieurs domaines de l’analyse. S’il est aujourd’hui généralement reconnu que les études dépendantistes ont péché en sous-estimant l’autonomie des sociétés et des économies locales, il n’en reste pas moins que les modalités de l’insertion du continent dans l’économie mondiale jouent un rôle crucial dans la compréhension de sa situation actuelle et de sa « compétitivité » (pour se référer au Zeitgeist). Tout n’est pas égal et l’analyse des résultats ne peut pas faire l’économie d’une analyse des situations de départ. Il est ainsi difficilement acceptable de se faire « servir » par un scientifique l’argument du plan Marshall, à savoir qu’en valeur relative les pays africains auraient reçu cinq fois plus d’aide que l’Allemagne ou la France, ce qui serait un « transfert international sans précédent dans l’histoire » (p. 8). L’Allemagne et la France de 1945, malgré les ravages de la guerre, n’avaient strictement rien à voir en termes de capital physique et humain avec les États de l’Afrique des indépendances, et leur place dans le monde (y compris pour une Allemagne vaincue) était autrement différente. Autre illustration des limites du propos quant à l’analyse des processus : la conviction des élites. L’auteur n’accorde aucune profondeur à la formation des élites africaines qui, selon lui, débouchent sur la scène politique avec peu de légitimité et après une brève lutte anticoloniale (p. 115). La richesse de la vie politique des années 1950 et son poids dans la formation des convictions et des alliances sont ignorés. Les tendances socialistes et l’attachement des dirigeants à l’intervention publique est présentée comme un biais idéologique qui explique leur résistance au régime de l’ajustement (pp. 56 et 115), alors que l’adhésion générale au paradigme planiste, y compris pour les régimes ayant opté pour la voie « libérale », est le résultat de la formation dans la durée des convictions des dirigeants africains dans un contexte où le rôle de l’État n’était pas discuté par « l’Ouest » (voir supra) et où une assistance technique nombreuse (sous-estimée par l’auteur) avait souvent pris la suite d’une administration coloniale acquise au rattrapage par la planification dès la fin des années 1940. Et il ne s’agissait pas que d’une tendance « française », puisque les Britanniques n’ont pas été en reste de Colonial Development and Welfare Acts tout au long de la décennie 1950. La mobilisation de la notion de « bloc historique postcolonial » proposée par Bayart, qui n’est cité que pour alimenter le discours sur le néopatrimonialisme, aurait sûrement permis d’approcher beaucoup mieux une réalité autrement complexe et enchâssée du politique en Afrique.

10La troisième impasse, enfin, tient à la conception même de l’économie politique que van de Walle revendique (p. 18) et qui le conduit, dans la lignée de la NEP et du régime de l’ajustement qu’elle sert, à poursuivre dans une vision totalement circonscrite du politique. L’économique en Afrique serait perverti et affaibli par les pratiques des élites, avec comme conséquence une porosité des frontières entre le public et le privé (pp. 127 et 178) rédhibitoire à toute évolution positive… En référence à Braudel et son alliance du Prince, du brigand et du marchand ou, tout simplement, à une actualité qui ne fait que mettre en évidence l’intrication de l’État et du marché, du politique et de l’économique, on peut affirmer que van de Walle s’échine à énoncer et à dénoncer des évidences qui l’empêchent de s’attacher aux phénomènes concrets et à la réalité des processus en cours. Plutôt que de tomber dans un procès en référence à un corpus idéologique qui ne correspond en rien à la marche du monde, on aurait préféré que l’auteur aille voir ce qui se passe « derrière » le clientélisme et les nouvelles rentes offertes par les privatisations (voir p. 62) et qu’il nous éclaire un peu plus sur ce qui se joue aujourd’hui dans les économies et les sociétés africaines en termes de recompositions et de changements dans la nature du pouvoir.

11Pour terminer, il nous faut dire un mot de la méthode dont la critique s’inscrit totalement dans celles qui ont été adressées à la NEP. Alors que, selon sa posture théorique, van de Walle aurait dû nous administrer la preuve de ce qu’il avance, son propos est construit sur la base d’une caractérisation médiane et incertaine des situations nationales du continent. Le livre repose sur les similitudes (p. 19), reconnaît l’existence de nombreuses exceptions, admet mieux « coller » aux situations des pays à bas revenus (?), mais les traits caractéristiques des régimes se situent dans un entre-deux dont les extrêmes sont une Sierra Leone effondrée et les États réhabilités du Ghana ou de l’Ouganda (p. 187). Pour sa démonstration, van de Walle nous couvre littéralement d’exemples qui donnent le tournis. Un zapping incessant d’un pays à l’autre. Tous les pays d’Afrique subsaharienne sont ponctuellement cités (les Comores, l’Érythrée et São Tomé sont les seuls qui, sauf erreur, n’ont pas été passés au crible). Il y a certes quelques favoris : Ghana, Ouganda, Tanzanie, Zambie pour l’Afrique anglophone ; Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal pour l’Afrique francophone (ce que confirme le décompte de l’index). Mais l’auteur nous invite surtout à le croire sur la base de son expérience et du sérieux de son analyse, argumentée par les faits qu’il connaît et l’abondante littérature qu’il maîtrise. On aurait pourtant souhaité avoir quelques clés de lecture et de caractérisation des situations africaines, pouvoir repérer quelques mouvements de force sur les structurations à l’œuvre, les marges de manœuvre réelles et leurs différences. Mieux comprendre ce qui a changé au cours des deux dernières décennies – beaucoup ! –, alors que l’auteur affirme l’existence d’un total statu quo.

12Au bout du compte, face à une telle volonté de convaincre et de dénoncer, où personne ne semble trouver grâce (même Rawlings et Museveni, les « chouchous » de l’ajustement, sont montrés du doigt : « these men », p. 186), le lecteur reste avec une question lancinante que nous pointions en introduction. Pourquoi un tel acharnement ? Quel est l’objectif, quelle est la cible ? S’agit-il de dédouaner, finalement, les bailleurs de fonds après avoir dressé leurs torts ? De confirmer le bien-fondé des réformes et de leurs bases après en avoir critiqué la mise en œuvre ? De mieux définir et implanter les programmes ? Ou alors de provoquer une prise de conscience des élites ? On en doute, vu la piètre considération de l’auteur pour ces petits groupes d’accapareurs et son scepticisme quant à l’impact des processus de démocratisation.

13Bruno Losch

14Cirad-UMR Moïsa,

15Institute of International Studies,

16UC Berkeley

Le point de vue d’Henry Bernstein

17L’analyse récente du politique en Afrique au sud du Sahara et, plus particulièrement, les recherches sur l’État s’inscrivent globalement dans deux grandes catégories analytiques : l’une que l’on peut qualifier de sociologique (avec plusieurs variantes), l’autre qui fait plutôt référence aux théories du choix rationnel. Dans la première approche, toute autonomie des États africains, même relative, serait illusoire du fait de la prégnance de leur contexte socioculturel, qui permet d’expliquer simultanément leurs problèmes spécifiques. La seconde perspective est nettement centrée sur l’État et s’appuie sur une analyse fondée sur le modèle de l’acteur rationnel enrichie par la mobilisation des outils de l’économie néo-institutionnelle. La conception wébérienne de la modernisation, qui associe l’ordre institutionnel légal-rationnel au paradigme instrumentaliste de l’action individuelle (rationnelle), permet cependant d’articuler les deux approches au plan théorique, tandis que la notion de recherche de rente leur fournit un lien concret. En effet, la quête rationnelle du gain individuel, dans une configuration où l’ordre légal-rationnel et sa rigueur morale (qui serait l’essence même de la civilisation bourgeoise) n’existent pas, laisserait le champ libre à l’expression de toutes les formes particulières de la « tradition », qu’il s’agisse des ressorts de l’ethnicité et de la parenté, du népotisme et de la corruption ou encore du patronage et du clientélisme…

18Le propos de Nicolas van de Walle s’inscrit pleinement dans la seconde approche – et semble taillé sur mesure pour un ouvrage de la collection « Économie politique des institutions et de la décision » des Cambridge University Press). L’auteur propose en effet un modèle d’État africain, qu’il dénomme « néopatrimonialiste », qui comprend et associe plusieurs doses de clientélisme, un fort degré d’autonomie par rapport à une société civile embryonnaire, un présidentialisme allié à une « remarquable » stabilité des régimes politiques, une faible capacité de gestion et, enfin, une corruption latente alimentée par des comportements rentiers (sapant définitivement les perspectives d’une bonne gestion publique). Tout cela nous est bien sûr familier, mais van de Walle revendique cependant plusieurs éclairages novateurs. J’en relèverai trois. Le premier concerne l’attention portée à l’autonomie de l’État, qui contraste avec les très nombreuses analyses qui considèrent les États et les régimes africains comme totalement assujettis aux normes et aux pratiques des sociétés qui les accueillent. Pour van de Walle, un trait irréductible du clientélisme néopatrimonial est qu’il opère dans les réseaux très fermés d’une classe politique des plus réduites (voir p. 125), ce qui rend plus aisés les arrangements au sein de l’élite (voir p. 119). Cette analyse centrée sur l’État et la petite élite qui le contrôle n’empêche pourtant pas van de Walle de céder à quelques travers habituels des approches sociologiques, comme : « l’autorité politique en Afrique repose sur le don et l’octroi de faveurs dans une série infinie d’échanges qui vont du village jusqu’aux plus hauts niveaux de l’État central » (p. 51) ; ou encore : « les relations de clientèle sont un trait majeur de toutes les sociétés traditionnelles ; c’est l’émergence des structures étatiques modernes dans les pays à faibles revenus qui transforme le clientélisme traditionnel pour lui donner son aspect moderne » (p. 120).

19Le deuxième point d’argumentaire porte à la fois sur la coexistence et la remise en cause des logiques néopatrimoniales et légales-rationnelles dans le jeu politique des nouveaux États africains. Cependant, l’auteur ôte tout espoir d’une victoire entre ces forces manichéennes du Bien et du Mal du fait de son impossibilité à trancher si cette coexistence révèle une forme étatique hybride (par exemple p. 269) ou un simple habillage de modernité derrière lequel, et grâce auquel, la classe politique rechercherait avidement et sans répit son propre enrichissement (voir p. 16).

20L’analyse selon laquelle le cadre légal-rationnel serait dans l’incapacité de résister – dans le contexte de l’ajustement structurel – à la logique néopatrimoniale des États africains (p. 183) conduit van de Walle à avancer ce qui constitue son troisième argument, et le plus central de son propos : depuis l’entrée dans la crise économique à la fin des années 1970, le système d’aide international et les bailleurs de fonds ont en fait été complices de l’ajustement du néopatrimonialisme – sapant ainsi les fondements de l’aide au développement –, dans la mesure où ils ont facilité la reproduction de classes politiques qui ont su maintenir leur contrôle sur l’État et poursuivre l’exploitation des rentes. L’argumentaire qui étaye ce constat fournit le contenu empirique le plus intéressant de l’ouvrage lorsque l’auteur analyse (chap. 3 et 5) les modalités concrètes des prêts d’ajustement structurel, leurs effets sur le contenu des dépenses publiques et le poids de celles-ci dans la croissance des déficits au cours des deux dernières décennies. Le propos est renforcé par une analyse du mouvement de démocratisation des années 1990 (chap. 6) qui n’aurait en rien remis en cause la configuration de longue période de l’État néopatrimonial (voir p. 264, mais aussi p. 256) qui représente, selon l’auteur, les traits les plus marquants du politique en Afrique et permet d’écarter définitivement ce qui, toujours selon lui, relève du secondaire (p. 238).

21La conclusion de van de Walle est profondément pessimiste : « La longévité du pouvoir de tant de régimes corrompus et incompétents malgré des résultats économiques aussi absolument désastreux apparaît comme la caractéristique la plus remarquable de l’histoire politique récente de l’Afrique » (p. 217). Cette conclusion est illustrée par un triptyque particulièrement déséquilibré dont le premier volet dépeint la grande masse des Africains, victimes d’États prédateurs, souffrant de l’absence de développement et de la faiblesse de sociétés civiles à peine émergentes dans un contexte d’assèchement brutal des investissements et de la disponibilité en biens publics. Et l’on suppose aisément que ces États néopatrimoniaux ont tout mis en œuvre pour échapper aux efforts constants des agences d’aide visant pourtant à instaurer le cadre rationnel des réformes qui auraient permis de déboucher sur un processus de développement véritable. Le volet opposé du triptyque concerne justement les bailleurs de fonds. Si leurs intérêts particuliers sont quelquefois reconnus au passage, ils sont avant tout présentés comme étant tout à la fois bien-pensants, inefficaces et cramponnés aux illusions des conditionnalités, qu’ils n’ont aucun moyen de faire respecter (p. 269). Dans le panneau central, qui occupe bien sûr la position clé qui articule les deux autres, apparaît enfin le seul agent véritablement actif et bénéficiaire de ce que l’on pourrait désigner comme la pathologie van de wallienne de la « réforme inachevée » : la classe politique de l’État néopatrimonial.

22Mais qu’en est-il de l’incapacité d’action réelle attribuée à ceux qui occupent les deux autres panneaux de ce paysage politique désolant ? S’appuyer sur la faiblesse relative des organisations de la société civile « formelle » pour démontrer un manque de dynamisme politique est évidemment inadéquat et illustre la prégnance d’un certain discours sur la gouvernance qui caractérise désormais le credo (néolibéral) actuel. Mais absoudre les bailleurs de fonds et leur entêtement à poursuivre sur la voie de l’ajustement structurel de toute responsabilité dans la persistance – et l’aggravation ? – de la crise du développement de l’Afrique – au-delà de la reconnaissance bien peu éclairante d’une complicité avec l’État néopatrimonial – est au mieux naïf et relève au pire du parti pris. On aurait pu attendre d’un politologue qu’il soit beaucoup plus sensible à la distinction entre les dimensions négatives et positives du pouvoir. Car il apparaît évident que les institutions financières internationales sont beaucoup mieux équipées pour exercer des pouvoirs de contrainte, voire de destruction, que pour libérer des énergies positives permettant d’instaurer un environnement économique, politique et social libéral (le fantasme idéologique de l’ajustement structurel) à partir des réalités sociales violemment contradictoires du capitalisme aujourd’hui à l’œuvre en Afrique, y compris dans le cadre des différentes formes d’États (néo)patrimoniaux.

23Au bout du compte, on en vient à penser que la conviction de l’auteur est que l’ajustement structurel pourrait déboucher sur un véritable développement en Afrique sous réserve qu’il soit effectivement mis en œuvre. Cette profession de foi repose beaucoup plus sur une affirmation, en toute logique avec cette ferveur religieuse, que sur des certitudes. Or, justement, le véritable problème, dans le débat qui nous intéresse ici, est que van de Walle passe à côté des impératifs de la démonstration. En effet, l’un des silences majeurs du livre, malgré son titre, est qu’il n’a rien à nous dire sur les économies africaines, qu’il s’agisse de leurs relations sociales et de leurs dynamiques endogènes, des formes de division du travail ou encore de leur insertion dans une économie internationale globalisée. Pourtant, la nécessité d’une telle analyse est affirmée par van de Walle lui-même à propos de ces (nombreux ?) cas « où les performances économiques s’avèrent ne pas être corrélées convenablement avec le degré de mise en œuvre des réformes » (p. 41), mais aussi avec la nature du régime en place (voir le chap. 6). L’auteur ne poursuit pourtant pas, hélas, sur cette piste essentielle, sauf pour signaler que « des facteurs principalement externes […] semblent avoir exercé une influence bien plus importante sur les réalités économiques » (p. 256) que le type de régime ou le degré d’achèvement des réformes. Cette remarque pose clairement les limites de l’approche de van de Walle et suggère simultanément que c’est justement l’analyse conjointe de ces facteurs externes qui permettrait d’apporter une dimension explicative autrement plus riche que la seule référence (obsessionnelle) aux États prédateurs.

24Trouve-t-on des indices d’une prise de conscience de ces limites dans la conclusion du livre ? Celle-ci persiste dans la ligne de l’ouvrage et de sa thèse insistante : l’(auto)ajustement du néopatrimonialisme, facilité par un système d’aide permissif, n’a fait que perpétuer les drames économiques de l’Afrique et a contribué à réduire encore plus les capacités de gestion (le cadre légal-rationnel) de ses États. On s’attendrait alors, logiquement, à ce que Nicolas van de Walle nous prescrive les (vrais) remèdes, avec des conditionnalités ciselées et implacables qui permettraient, enfin, un ajustement véritable débouchant sur la croissance et la prospérité promises par son credo économique.

25Étrangement, il n’en est rien. L’auteur nous sert un pétard mouillé : « au bout du compte, il est difficile […] de soutenir que l’Afrique aurait été un endroit plus paisible et serein sans l’aide internationale » (p. 210). Que « l’initiative des réformes doive venir de l’Afrique elle-même » (p. 234) est une affirmation difficilement contestable, mais qui n’apporte strictement rien au débat. Elle ne pourrait acquérir une consistance qu’à partir d’une véritable analyse prenant en considération la complexité des réalités sociales et des processus politiques de l’Afrique d’aujourd’hui. Le modèle néopatrimonialiste de van de Walle ne nous le permet absolument pas.

26Henry Bernstein

27School of Oriental and African Studies,

28Londres

Le point de vue d’Hélène Delorme

29La thèse de l’ouvrage peut se résumer en trois propositions : 1) la crise économique durable que connaissent les pays d’Afrique subsaharienne depuis 1979 provient d’une application partielle des programmes de libéralisation économique soutenus par les donateurs extérieurs ; 2) la source de ces politiques économiques erronées est à chercher dans le néopatrimonialisme des régimes politiques africains qui permet à leurs responsables de maintenir à leur profit les rentes acquises au lieu de se consacrer au développement des sociétés dans leur ensemble ; 3) les partenaires publics extérieurs ont rendu possible ce détournement de l’aide internationale en n’imposant pas les conditionnalités nécessaires à la libéralisation économique et à la démocratisation politique.

30Bien que l’auteur se défende de proposer des prescriptions politiques, l’impact opératoire de son argumentaire est important. En effet, en remontant la chaîne des causes, une politique nouvelle apparaît, selon laquelle il suffirait que les partenaires publics extérieurs prévoient les conditionnalités nécessaires à une libéralisation économique complète pour que les États africains, disciplinés par le marché, renoncent à leurs pratiques rentières et se consacrent au développement de leurs pays. La croissance économique serait ainsi au rendez-vous et ouvrirait la voie à la démocratisation politique. Le problème est que cette thèse repose sur des postulats si simplificateurs que l’on peut douter que son application donne les résultats pronostiqués. En effet, si l’auteur part d’une critique des approches inspirées par l’économie politique du choix rationnel et déplace le champ de l’analyse des groupes d’intérêt vers les institutions étatiques, il en conserve les axiomes, ce qui l’engage dans une analyse très réductrice et peu convaincante des « élites » et des institutions étatiques africaines, ainsi que de leurs partenaires extérieurs. Et ce pour deux raisons. Cette problématique l’oblige d’abord à postuler un accord sur les fins et le contenu de la politique économique dont seules les modalités feraient l’objet de débats entre les acteurs politiques. Instruit des controverses suscitées par la libéralisation économique en Afrique, l’auteur sauvegarde ce postulat par le recours à un véritable coup de force qui consiste à retenir comme point de départ (p. 18) que la seule politique économique correcte pour sortir du sous-développement est celle qui respecte les prescriptions de la « nouvelle orthodoxie libérale » (p. 137) issue du « consensus de Washington » entre la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et le Trésor américain. Avec cet axiome, N. van de Walle peut considérer comme résolue la question de la pertinence des programmes d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales au regard des structures des économies africaines. Pour lui, cette question est hors du champ de l’économie politique car la cause est entendue : l’origine du marasme économique du sous-continent n’est pas à rechercher dans ces programmes eux-mêmes, supposés bons par nature malgré leur échec persistant au terme de vingt années d’application, mais dans les défauts de leur mise en œuvre par les gouvernements africains.

31Aussi le survol des politiques économiques africaines que fournit le chapitre 2 se borne-t-il à relever les insuffisances observées dans la mise en œuvre de ces programmes, avec des interprétations qui semblent parfois surréalistes. Ainsi la fuite des capitaux (p. 88) est-elle rapportée exclusivement à la mauvaise gouvernance des États africains, qui éloignerait les investisseurs privés, sans que soit évoqué l’impact de l’ouverture commerciale et financière (pourtant bien appliquée, tableau 2.3, p. 90) dont J. Stiglitz – dans son ouvrage sur la « grande désillusion » provoquée par deux décennies d’ajustement structurel – souligne à la fois la portée et les conséquences dévastatrices pour les équilibres économiques et financiers des pays africains contraints de la pratiquer. De même, l’auteur impute la faible productivité agricole (pp. 96-97) à l’absence de politiques de développement rural et au maintien de politiques de soutien des prix agricoles, comme si les populations rurales des pays africains n’étaient pas, à la différence de celles des pays capitalistes développés, composées pour l’essentiel d’agriculteurs dont le revenu dépend fortement des prix agricoles. Plus grave, quand on n’oublie pas les priorités des programmes d’ajustement structurel ni le fait que celles-ci ont bien été respectées, l’auteur impute aux seuls gouvernements africains d’avoir « négligé » (p. 85) les interventions nécessaires pour atténuer les contrecoups sociaux de la libéralisation économique. On pourrait multiplier les exemples des interprétations discutables auxquelles le conduit son axiome sur la « bonne » politique économique – discutables au sens où elles surestiment la marge de manœuvre des gouvernements africains face aux bailleurs de fonds internationaux. L’auteur connaît pourtant la forte croissance de la dette extérieure (passée de 30 à 66 % du PNB de la zone entre 1980 et 1997 selon le tableau 5.2, p. 221). Il sait aussi que l’aide publique internationale, du fait de sa faiblesse relative (elle n’atteint en 1997 que 5,6 % du PNB de la zone, soit dix fois moins que la dette, voir tableau 5.1, p. 219), n’a pas réduit mais au contraire entretenu la dépendance de ces gouvernements à l’égard de leurs prêteurs. Dans le même sens, son commentaire des budgets publics ne prend pas en compte le doublement du poste des intérêts (tableau 2.5, p. 93), ce qui illustre la sous-estimation de l’influence des donateurs extérieurs sur les politiques économiques africaines (pourtant notée dans le chap. 3, p. 171, et dans le chap. 5), autrement dit du poids du remboursement de la dette sur ces politiques.

32L’axiome du bien-fondé de la libéralisation économique introduit un autre biais, qui concerne l’analyse des idées économiques des élites politiques africaines. Celles-ci ne sont pas examinées en elles-mêmes, pour apprécier la cohérence des alternatives qu’elles proposent à la libéralisation économique et comprendre pourquoi, du fait des programmes de libéralisation, ces alternatives n’ont pu prévaloir que partiellement. De ce fait, le tableau du « contexte idéologique » que proposent le chapitre 3 et la deuxième partie du chapitre 4 n’entre guère dans le cœur des débats ayant opposé les responsables politiques et économiques africains à leurs interlocuteurs extérieurs (ainsi que ces derniers entre eux), car il se borne soit à noter la prédominance des options « étatistes » ou « socialistes » chez ces élites, soit y à suivre la progression (difficile et limitée) de la doctrine néolibérale. L’attachement des responsables politiques africains à des politiques régulatrices ne serait ainsi qu’un habillage idéologique destiné à masquer leurs politiques de préservation des rentes acquises (chap. 4). L’auteur ne se demande jamais si ces comportements rentiers ne sont pas la seule réponse « rationnelle » accessible aux États africains face à des bailleurs de fonds internationaux imposant des recettes élaborées ailleurs et sans référence à leurs capacités, à leurs structures économiques ni aux besoins de leurs populations. L’insistance même avec laquelle il démontre la généralisation des pratiques rentières conduit le lecteur à se poser la question.

33Une analyse interne des pratiques et des discours économiques africains aurait supposé une conception des acteurs et du système politiques plus complexe que celle qui anime l’ouvrage. On touche ici à la deuxième limite d’une approche en termes de choix rationnel. Conformément à une telle approche, l’auteur conçoit les acteurs politiques de manière étroite, comme exclusivement animés par une logique utilitariste qui cherche à maximiser les rentes que peuvent apporter l’exercice ou la proximité du pouvoir. Il considère par ailleurs que les situations politiques ne sont déterminées que par les interactions entre les acteurs et leurs stratégies, sans référence à l’histoire ni à l’impact des logiques sociales et structurelles. Il postule en troisième lieu une relation circulaire entre les acteurs et les institutions. Les comportements des premiers sont vus comme structurés par les normes et les règles des secondes, dont l’origine et les évolutions, du fait de phénomènes de feed back et de boucles, sont conçues comme produites par les décisions des acteurs et les compromis qu’ils passent entre eux. Cette approche endogène du système politique débouche sur une conception mécanique de ses relations avec le système social. Les analyses en termes de choix rationnel menées dans les pays capitalistes développés postulent une domination du politique par des groupes d’intérêt particuliers, censés être capables d’imposer des compromis parfois sous-optimaux au regard de l’intérêt général de la collectivité. Conscient de l’inadaptation de ce modèle aux sociétés africaines, où la défense des intérêts économiques ne passe pas par le canal de groupes formellement organisés et reconnus par le politique, N. van de Walle adapte cette analyse mais en conserve le mécanisme, puisqu’il inverse le rapport de domination au profit des États, posés comme autonomes face aux sociétés et capables, sinon de les administrer selon les normes de l’État wébérien, du moins de leur imposer les intérêts particuliers des élites qui les constituent.

34Cette conception l’autorise à circonscrire l’enquête, dans la troisième partie du chapitre 1 et les chapitres 3 et 4, d’une manière qui apparaît hélas répétitive, aux stratégies rentières menées aux sommets des États africains pour arbitrer, avec les moyens de la corruption, l’accès aux ressources publiques et économiques des diverses factions qui composent leurs clientèles. Il ne s’agit pas de nier ces comportements rentiers mais de regretter le manque d’éléments susceptibles de révéler les ressorts qui les animent et les rendent durables : sur quelles valeurs s’appuient-ils, quelles parts font-ils aux échanges marchands et non marchands, quels circuits empruntent-ils pour se diffuser dans les sociétés, quelles structurations sociales favorisent-ils et expriment-ils, comment combinent-ils les moyens de la loi et de la violence ? Ces questions paraîtront peut-être « hors sujet » à un expert du choix rationnel, puisqu’elles débordent le champ des stratégies calculatrices des acteurs politiques, mais elles ne s’en posent pas moins et, comme le note la conclusion, restent sans réponse. Faute de traiter ces questions, l’auteur aboutit à un tableau si stylisé qu’il ne permet pas de spécifier les différents types de régimes.

35Le classement des pays, proposé au chapitre 6 consacré à « la vague de démocratisation » des années 1990, ne repose que sur des critères politiques. Le regroupement des pays ainsi opéré, outre qu’il est obscur pour un non-spécialiste (pourquoi notamment certains pays sont-ils répartis dans plusieurs catégories aux tableaux 6.2. et 6.3 ?), ne permet pas de discriminer leurs performances économiques en fonction de leur degré de démocratisation. Il eût sans doute été plus judicieux de croiser les critères politiques par des critères économiques, et notamment la participation à des groupements économiques régionaux, comme conduit à le penser le commentaire soulignant, p. 252, le fort impact qu’a eu en 1994 la dévaluation du franc CFA sur les économies de la zone. Il faut noter par ailleurs que l’explication de ces démocratisations, comme souvent dans les analyses empiriques des experts du choix rationnel, sort du schéma théorique posé au départ puisqu’elle fait intervenir des facteurs exogènes aux systèmes politiques (les révoltes populaires et les politiques des bailleurs de fonds extérieurs). Mais, comme les modalités par lesquelles ces deux facteurs ont fait évoluer ces systèmes ne sont pas précisées, ils restent des deus ex machina non élucidés. Concernant les mobilisations populaires, l’auteur se contente d’affirmer qu’elles ne peuvent être interprétées comme de « nouvelles coalitions sociales » (p. 259), car elles ne prennent pas les formes observées dans les pays occidentaux (groupes d’intérêt et associations professionnelles organisés). Les politiques des bailleurs de fonds apparaissent de leur côté bien contradictoires puisqu’elles sont présentées en début de chapitre comme le facteur déterminant du changement politique et en fin de chapitre comme le principal élément qui en a limité la portée. Si l’on peut partager le pessimisme de l’auteur sur l’avenir de ces démocratisations, c’est pour des raisons plus complexes que celles qu’il avance, car l’insertion dans la mondialisation économique et financière affecte l’ensemble des équilibres des sociétés africaines. Tout aussi formelle est l’analyse des aides publiques extérieures. Rien n’a changé, nous dit l’auteur, entre la phase postcoloniale des années 1960-1970 et l’ère des ajustements structurels des années 1980-1990 (p. 190). Mais la démonstration qu’il propose n’emporte pas la conviction. Pour deux raisons. La première tient à l’analyse réductrice qui est faite de ces politiques. Bien que l’auteur désigne les prêteurs publics par le terme de « donateurs », pourtant peu cohérent avec la logique utilitariste du choix rationnel, il ne rend pas compte de la pluralité de leurs objectifs, qui ne sont pas seulement économiques et financiers mais aussi diplomatiques, militaires, humanitaires, etc. Chaque pays et institution financière internationale combine en outre de manière spécifique ces divers objectifs ainsi que les instruments qui les mettent en œuvre (prêts, dons, aides financière, budgétaire, alimentaire, etc.) et les conditionnalités qui les accompagnent. La deuxième raison, plus formelle mais importante du fait de l’approche historique choisie, tient à ce que l’analyse se situe toujours au même niveau, celui de la région dans son ensemble, alors que les structurations géopolitiques de la zone changent profondément au cours de la période étudiée. Pour prouver l’existence d’un « régime d’aide international » (p. 192), il eût mieux valu procéder sur une base comparative. L’auteur aurait pu ainsi faire ressortir les points communs et les spécificités des politiques des anciennes métropoles coloniales dans la première phase, puis suivre les modalités de leur rapprochement sous l’égide des institutions financières internationales dans la seconde.

36En somme, les États africains restent des « boîtes noires ». Pour en éclairer les logiques, des enquêtes sont à mener qui sortent des allées du pouvoir et s’attachent à expliquer le fonctionnement de ces États en les replaçant dans leur contexte historique, social, politique, économique et international.

37Hélène Delorme

38CERI, Paris

La réponse aux critiques de Nicolas van de Walle

39Mon livre développe quatre arguments principaux. En premier lieu, sur un plan théorique, je soutiens que les travaux d’économie politique ont largement surestimé le poids des rapports sociaux dans la définition des politiques économiques. Presque invariablement, une large palette de chercheurs a mis l’accent sur le caractère explicatif central du jeu des groupes sociaux et des groupes d’intérêt, alors qu’il convient d’accorder une attention accrue aux responsables politiques décisionnels des États, à leurs intérêts, à leurs capacités et à leurs convictions.

40Argument que je développe dans le chapitre 1 et dont le sujet principal du livre – l’incapacité des économies africaines à sortir de la crise qui les affecte depuis la fin des années 1970 – constitue une étude de cas. La recherche de rentes et les intérêts clientélistes au sein de l’élite dirigeante pèsent lourdement sur les politiques économiques. Le fait que ces gouvernements ont suivi des politiques fort peu redistributives me fait suggérer que ces intérêts sont circonscrits à une élite relativement étroite. De plus, les choix de politique économique dans la région ont été directement influencés par les préférences idéologiques des responsables gouvernementaux, souvent en désaccord avec le corpus d’idées économiques que j’appelle la « nouvelle orthodoxie libérale », incarné par les programmes de réforme proposés par les bailleurs de fonds. Finalement, la faiblesse et le déclin des capacités des États ont considérablement réduit les marges de manœuvre des gouvernements africains, en particulier avec l’aggravation de la crise économique.

41Mon deuxième argument est que les programmes d’ajustement structurel et de libéralisation économique soutenus par les agences d’aide, qui sont omniprésentes dans toute la zone depuis plusieurs décennies, n’ont finalement pas eu sur les politiques économiques l’impact que leur attribuent aussi bien leurs partisans que leurs détracteurs. Si certaines réformes ont bien été mises en place, en particulier des mesures macroéconomiques faciles à exécuter, l’essentiel des chapitres 2 et 5 s’emploie à montrer que la plupart ont été soit non réalisées, remises en cause ou atténuées, soit dénaturées et vidées de leur contenu. Au fil des années, le processus de réforme a permis aux gouvernements de s’adapter à la dureté des nouvelles réalités économiques sans perdre leur contrôle politique, ce qui explique pourquoi d’aussi nombreux leaders africains ont été en mesure de rester au pouvoir en dépit de résultats économiques lamentables. Il s’agit là d’arguments qui sont sujets à controverse et vont à l’encontre des opinions communément admises, aussi le livre passe-t-il en revue de façon détaillée les preuves empiriques les étayant. En troisième lieu, mon livre montre que l’important volume d’aide consacré à la région pendant toute cette période a finalement renforcé le statu quo et rendu les réformes encore moins probables, malgré un discours souvent réformiste. Les critiques et les partisans de l’ajustement structurel le comprennent comme un agent de changement rapide ; or, les ressources mises à la disposition des gouvernements leur ont surtout permis de mieux gérer les impacts de la crise économique. Les pratiques spécifiques liées à la mise en œuvre de l’aide ont d’autre part affaibli l’élément technocrate de la plupart des administrations publiques au profit des éléments rentiers, contribuant ainsi à miner encore davantage les capacités des États et leur logique développementale.

42En dernier lieu, le chapitre 6 décrit l’impact que la vague de démocratisation du début des années 1990 aura probablement sur ces dynamiques. Si la plupart des analystes se sont montrés très pessimistes sur les perspectives économiques de ces démocraties naissantes, il ressort de mon analyse que les pays qui se sont le plus engagés dans la voie des réformes démocratiques n’ont pas eu de résultats économiques pires que les autres et auraient même plutôt fait mieux à certains égards. Ce chapitre met néanmoins en évidence la persistance d’un déficit démocratique dans la région, et il est clair que la démocratisation de la vie publique devra se poursuivre pour avoir un meilleur impact. Cela dit, la mise en place d’un jeu politique concurrentiel basé sur le multipartisme est incontestablement une première étape pour la résolution de la crise économique.

43Si j’ai choisi de reprendre ici mes principales thèses empiriques, c’est que les trois critiques retenus par Politique africaine ne les ont pas discutées. L’essentiel de chaque commentaire porte en effet sur des problèmes mineurs (voir par exemple celui de Losch au sujet de ma brève référence au plan Marshall), sur des erreurs d’interprétation (ainsi mon argument, pp. 85-89, selon lequel les programmes d’ajustement ont négligé de nombreux problèmes – que je considère comme nécessaires à la relance économique – est transformé pour m’accuser de blâmer les seuls gouvernements africains de cette négligence), et sur de vagues insinuations sur les motifs qui seraient à l’origine de ce livre. Ainsi, les trois discutants ne traitent pas de la première des thèses centrales de l’ouvrage, préférant réduire son approche analytique à une version particulièrement étriquée de la théorie des choix rationnels. L’usage d’étiquettes académiques est rarement utile au dialogue intellectuel ; à maintes reprises, la volonté des trois critiques de m’identifier à ce courant de pensée les pousse à faire de grossières erreurs d’interprétation. De plus, le chapitre 1 présente une critique explicite de la théorie des choix rationnels ; j’y soutiens en effet que les idées ont une certaine autonomie et peuvent avoir des conséquences économiques, contrairement aux théories qui les envisagent comme purement épiphénoménales. Delorme ne le comprend pas et me reproche de défendre ce deuxième point de vue ! Mon argument sur la dépendance de sentier et la construction historique des processus de réforme me distingue aussi clairement de la plupart des travaux d’économie politique sur ce thème. Il en est de même de l’importance que j’attache à la problématique de la capacité des États africains et à son évolution depuis les indépendances, thème qui est totalement ignoré par les trois lecteurs.

44Tous trois semblent reconnaître le poids du clientélisme et des dynamiques liées à la recherche de rentes au sein des économies politiques africaines, tout en prétendant que ces phénomènes sont surestimés dans le livre. En l’absence de données quantifiables et systématiques sur la question, il n’y avait guère d’autres choix que de recourir à de nombreuses anecdotes afin d’illustrer leur ampleur, leur portée et leurs évolutions récentes. Néanmoins mon livre (au contraire de la littérature sur la « privatisation de l’État » à la Bayart, Chabal et Daloz, Hibou, Reno et autres) insiste largement sur le fait que les configurations des États africains ne peuvent être réduites au patrimonialisme mais sont au contraire l’expression d’entités hybrides où tentent d’émerger des poches bureaucratiques. En effet, ce que je reproche avant tout aux programmes d’ajustement est d’affaiblir les « technocrates » au profit des « rentiers ». Cette nuance importante est ignorée (par Losch et Delorme) ou ridiculisée sans explications (par Bernstein), alors qu’elle démarque clairement ma compréhension des processus de décision de celles des théoriciens du choix rationnel.

45Le livre est explicitement institutionnaliste et centré sur le rôle de l’État. L’évolution générale de l’économie politique de la région confirme l’utilité d’une telle approche, bien que je convienne souvent qu’il existe des variations significatives entre les pays en fonction de leurs ressources naturelles, des circonstances historiques et des rapports sociaux (ce qui n’est pas le sujet d’un ouvrage qui a choisi de se concentrer sur les grandes tendances de tout un continent sur plusieurs décennies). Les trois lecteurs me reprochent plusieurs fois d’ignorer « les complexités des réalités sociales » (Bernstein), mais ne fournissent pas le moindre exemple qui remettrait en cause mes thèses.

46Je n’arrive pas à comprendre l’agacement manifeste que suscite chez Losch ma description des idées économiques des responsables politiques africains, dans la mesure où ses commentaires s’accordent avec le livre sur le poids de leurs visions étatiques et de leur attachement au « paradigme planiste ». Je ne prétends pas non plus que cette tendance découle de la seule influence française. Les pages 141 à 144 exposent clairement qu’il s’agit d’une orientation largement partagée par les experts qui ont été impliqués dans les problèmes de développement. Je cite en effet un grand nombre d’économistes « anglo-saxons » qui ont milité pour la planification économique dans les années 1960 et signale le cas de René Dumont comme en étant un des rares critiques (p. 141). En outre, aucun des discutants ne tient compte de ma thèse selon laquelle les programmes de réforme n’ont pas été complètement mis en œuvre par les gouvernements. Au lieu de discuter les faits que j’avance pour montrer que la mise en œuvre de la libéralisation et de la privatisation a été beaucoup moins importante que ce qui est généralement estimé, Losch se contente d’affirmer que mon livre ne traite pas ces questions. Pour sa part, Delorme prétend que les gouvernements africains n’ont pas été autorisés à entreprendre de politiques économiques « alternatives et cohérentes », mais elle ne fournit pas le moindre exemple ou référence. Pourtant, des programmes de réforme hétérodoxes ont été tentés dans plusieurs pays, en particulier au Nigeria, en Zambie et en Tanzanie. L’assertion de Delorme est d’ailleurs contredite par son propre argument selon lequel les gouvernements n’avaient pas de marges de manœuvre puisqu’ils étaient prisonniers de leur position dans l’économie mondiale et de leur dette extérieure.

47Les trois critiques semblent considérer le livre comme une défense vigoureuse des politiques économiques néolibérales. C’est doublement faux : en premier lieu parce que je n’y aborde jamais explicitement le débat sur les politiques économiques ; en second lieu parce que mes positions exprimées sur ce sujet dans de nombreux autres écrits montrent clairement l’importance que j’attache au rôle critique des institutions, du capital humain et des infrastructures dans le développement de l’Afrique. Losch prétend que mon affirmation selon laquelle des politiques fiscales et monétaires viables, aussi bien que l’accroissement des investissements, le renforcement des infrastructures et l’augmentation du capital humain sont indispensables au développement économique, m’identifient comme un néolibéral. Pourtant, cette liste d’objectifs bien inoffensifs est partagée par une écrasante majorité d’économistes, qui vont de Paul Collier à Frances Stewart et Joseph Stiglitz. Une telle discussion normative apparaît par ailleurs presque entièrement sans rapport avec la problématique empirique développée par l’ouvrage, qui porte sur la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel. Je regrette de n’avoir pas consacré, principalement en raison de contraintes éditoriales, plus d’attention aux processus de décision des bailleurs de fonds eux-mêmes. Mais cette omission n’est sûrement pas due (comme le suggèrent Bernstein et Losch) à une volonté de les exonérer ou de légitimer des programmes que je considère clairement comme souvent politiquement naïfs, mal conçus et renforçant les intérêts géostratégiques et bureaucratiques des pays développés.

48Les trois lecteurs ne répondent pas non plus au troisième argument du livre, relatif au rôle de l’aide extérieure dans la région et à ma thèse selon laquelle cette aide a contribué à maintenir des régimes en place tout en affaiblissant simultanément les capacités des États. Leurs commentaires sur ce point apparaissent contradictoires : ils semblent penser que l’Afrique devrait recevoir un flux de ressources plus élevé, mais semblent partager simultanément mon point de vue sur les effets négatifs que l’aide a pu avoir sur le continent. Tous trois adoptent le point de vue d’une aide qui serait sans équivoque au service du capitalisme international. De fait, l’ouvrage considère les intérêts commerciaux comme l’une des principales motivations de l’aide extérieure. En guise de critique, Losch avance l’argument selon lequel l’émergence de la mondialisation serait le résultat de la baisse des profits dans les économies industrielles. Il me reproche de reconnaître que certains projets d’aide aient pu procurer le moindre avantage social au continent et sous-entend que l’effondrement des États devrait entièrement être imputé aux bailleurs de fonds. Le moins que l’on puisse dire est que les motivations du capitalisme global sont obscures lorsqu’il sape aussi bien les droits de propriété que la loi et l’ordre, si ses objectifs sont d’obtenir de plus grands profits pour les investissements privés.

49Finalement, les trois discutants restent très en retrait de mon quatrième thème, à savoir l’impact de la démocratisation. J’ai essayé d’exposer clairement ma conviction quant à son importance cruciale pour l’avenir de la région, mais Losch choisit de terminer sa lecture en dénigrant mon scepticisme sur son impact. J’insiste sur les continuités des dynamiques politiques en Afrique, malgré la généralisation récente du multipartisme. Bernstein fait allusion à l’importance qu’auraient selon lui les discontinuités, mais il ne développe pas sa thèse. Delorme mentionne le chapitre, mais surtout pour critiquer les limites de ma prétendue approche par les choix rationnels. Lorsqu’elle le discute brièvement, elle se méprend sur ses arguments. Ainsi, ma suggestion selon laquelle les performances économiques ne peuvent être expliquées par les seules différences de régime politique indépendamment d’autres facteurs, comme la dévaluation du franc CFA, est détournée pour affirmer que cette dévaluation montre bien que j’ai tort de limiter mon analyse aux seules différences de régime. Elle m’attribue l’argument exactement opposé à celui que je défends. Cette dernière erreur d’interprétation est caractéristique de trois critiques qui n’ont généralement pas pris au sérieux mes preuves empiriques et ont privilégié une interprétation partielle et souvent spécieuse des arguments de mon livre. La crise économique que traverse l’Afrique est fondamentalement propice à la controverse, et mon ouvrage revendique une approche basée sur un nombre limité de facteurs que je considère comme étant trop souvent ignorés dans la littérature de science politique. En choisissant de ne pas analyser les thèmes du livre de façon constructive, mes critiques ont gâché une belle occasion d’engager un débat intellectuel fructueux. Je remercie Politique africaine de m’avoir permis de clarifier l’argumentaire développé dans mon livre.

50Nicolas van de Walle

51Michigan State University

Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.092.0173
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